
« J’ai vingt-deux ans. Je crois au génie de Rimbaud, de Lautréamont, de Jarry ; j’ai infiniment aimé Guillaume Apollinaire, j’ai une tendresse profonde pour Reverdy. Mes peintres préférés sont Ingres, Derain ; je suis très sensible à l’art de Chirico. Je ne suis pas si naïf que j’en ai l’air. »
La publication intégrale depuis 2016 par Gallimard de la correspondance d’André Breton (il fallait attendre cinquante ans après sa mort), précédée en 2010 des Lettres à Aube, est l’une des meilleures nouvelles apportées par le monde éditorial depuis longtemps.
Les zombies prolifèrent, mais il est possible de sortir du cauchemar de l’histoire par la traversée du temps maléficié en quatre tomes précieux, quatre superbes nefs conduites par l’un des navigateurs les plus importants du siècle, ami des plus grands, l’axial André Breton : Lettres à Simone Kahn 1920-1960 (Gallimard, 2016), Lettres à Jacques Doucet (Gallimard, 2016), Correspondance avec Benjamin Péret (Gallimard, 2017) et, objet de la présente chronique, Correspondance avec Tristan Tzara et Francis Picabia, 1919-1924 (Gallimard, 2017).

La mort par overdose d’opium à Nantes, le 6 janvier 1919, de son ami Jacques Vaché fut pour André Breton l’un des événements les plus douloureux de sa vie.
Coïncidence qui n’en est bien entendu pas une, Breton reçoit le jour du décès de Vaché une lettre de Tristan Tzara l’invitant à participer à l’aventure de la revue Dada, qu’il a fondé.
Le Zurichois devient alors immédiatement la figure de substitution du génial auteur des Lettres de guerre – quinze lettres envoyées à ses amis, futurs surréalistes, pendant la guerre.
Le 22 janvier 1919 : « Je me préparais à vous écrire quand un chagrin m’en dissuada. Ce que j’aimais le plus au monde vient de disparaître : mon ami Jacques Vaché est mort. Ce m’était une joie dernièrement de penser combien vous vous seriez plu ; il aurait reconnu votre esprit pour frère du sien et d’un commun accord nous aurions pu faire de grandes choses. Il avait vingt-trois ans, la guerre allait nous le rendre. »
Vaché, c’était l’ incarnation de l’homme nouveau, l’antipoète adepte de la « désertion à l’intérieur de soi-même », la liberté libre d’un être d’une suprême élégance.

Tristan Tzara pour Breton, qui lui demande sa photographie, c’est « une joie singulière », « la dictature de l’esprit », une « fenêtre » ouverte sur un monde neuf, l’ambition de l’anti-psychologie, un frère peut-être pour qui souffrit d’être fils unique.
Tzara est publié dans Littérature, revue créée par Aragon, Breton et Soupault en mars 1919, qui sont eux-mêmes publiés en Suisse dans Dada.
Ambition commune : « tuer l’art », et lire à fond Lautréamont (trouvé par Philippe Soupault)/ Isidore Ducasse, dont Breton, à l’instigation de Remy de Gourmont, est allé recopier le dernier exemplaire restant des Poésies I et Poésies II à la Bibliothèque nationale.
Le 20 avril 1919, jour de Pâques, l’auteur de Mont de piété se confie : « J’écris peu en ce moment, mûrissant un projet qui doit bouleverser plusieurs mondes. Ne croyez pas à un enfantillage ou à une idée délirante. Mais la préparation du coup d’Etat peut demander quelques années. »
Tzara le 10 juillet 1919 : « Le décomposition de l’homme contemporain est pour moi une tâche amusante et la seule qui m’intéresse. Ce n’est pas une démonie croyez-moi mon cher ami, mais la conséquence du gouffre énorme qui nous sépare de l’espèce bourgeoise. » ; le 16 août 1919 : « Je ne suis qu’un être très normal qui se donne toute peine de s’i d i o t i s e r. »
L’ennui et les complications règnent, qu’il faut vaincre chaque jour, chaque minute – Tzara souffre d’une constitution physique assez fragile, et de fréquentes crises d’apathie.
Bientôt Francis Picabia, peintre et animateur de la revue 391, entre dans la danse, pour former l’aventure du groupe Dada à Paris (1920-1923). Tzara est arrivé en France, et y restera jusqu’à la fin de ses jours, alors que son mouvement acquiert une dimension mondiale.
Interventions dans les théâtres, manifestes, scandales, sabotages, anathèmes, agitations diverses – le feu se propage.
André Breton, tombé amoureux de Simone Kahn, d’un milieu socialement plus aisé que le sien, veut l’épouser rapidement. Le célèbre couturier et mécène Jacques Doucet lui propose d’être son bibliothécaire pour 1000 francs par mois, c’est une aubaine.

Mais Simone ne goûte guère Dada, son consciencieux infantilisme quelquefois, et les amis se brouillent, Breton se rapprochant alors de Picabia, à qui il écrit, le 19 septembre 1923 : « Je me suis aperçu que ma manière d’agir ne me satisfaisait guère : il y a longtemps que je m’effraye de mon manque de curiosité, par exemple, que je me fais l’effet de subir ma propre condamnation. Cela ne peut pas durer. En m’examinant de près, je n’ai trouvé en moi que des replis, replis sur des idées, replis sur des affections. Cela équivalait presque à des certitudes. J’en ai eu honte. J’ai besoin de voir des visages nouveaux, même très insignifiants. Il y avait un certain didactisme dans ma manière de voir et dans celle de nos amis. Vous, mon cher ami, vous y avez toujours échappé, mais vous êtes Francis Picabia… »
L’édition que propose aujourd’hui Gallimard s’avère d’autant plus passionnante que Breton n’y parle pas seul, et qu’on y trouve également les lettres de Tzara et de Picabia.
On imagine mal le père du surréalisme, l’ami de Paul Valéry, faire allégeance à qui que ce soit. Pourtant, Tzara représenta pour lui pendant de nombreux mois une figure d’absolu – « Je n’ai pas cessé de vous aimer plus que tout le reste et nous parlons sans cesse de vous. » (4 décembre 1919) – chacun puisant en l’autre la force de restaurer au mieux un état moral souvent précaire.
Tristan, Breton, Aragon, Soupault, Picabia, Ernst, Arp, Picasso, Braque, Léger, Gris, Derain, Eluard, Rigaut, Ray, Duchamp, Rivière, Paulhan, Desnos, Jacob, Dali, Miro, Giacometti, oiseaux d’une espèce rare.

« Les mouvements d’humeur (même s’ils prennent comme souvent chez moi une expression trop vive) que je puis éprouver à l’égard d’un homme comme Tzara sont incapables d’entamer gravement l’estime très profonde et l’affection que j’ai pour lui. » (André Breton, le 20 décembre 1934)
A Picabia le 4 janvier 1920 : « Je savais l’arrivée prochaine de Tristan Tzara. Je l’attends comme je n’ai peut-être attendu personne. »
Conclusion de la dernière lettre envoyée au peintre, le 1er décembre 1952, Breton venant de lire le fameux ouvrage de Suzuki, Le Non-Mental selon la pensée zen : « Dites-moi si Dada ne fut pas, au mieux, une paillette de Zen emportée jusqu’à nous. Mais, après comme avant, le grand mica n’a cessé de scintiller dans votre œil. Je suis tout yeux pour ce qu’il éclaire et, pour vous, mon cher Francis, tout vœux aussi. »
André Breton, Correspondance avec Tristan Tzara et Francis Picabia, 1919-1924, édition présentée et éditée par Henri Béhar, Gallimard, 2017, 250 pages
André Breton, Benjamin Péret, Correspondance, 1920-1959, édition de Gérard Roche, Gallimard, 2017, 464 pages
André Breton, Lettres à Jacques Doucet, 1920-1926, édition d’Etienne-Alain Hubert, Gallimard, 2016, 272 pages
André Breton, Lettres à Simone Kahn, 1920-1960, édition de Jean-Michel Goutier, Gallimard, 2016, 384 pages
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