Le Caravage, la peinture comme ordalie, par Yannick Haenel (1)

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Il est rare qu’un livre s’impose comme un jalon bibliographique indispensable dans la compréhension d’un peintre.

Avec La Solitude Caravage, Yannick Haenel s’approche au plus près, à partir de son expérience d’écrivain, de ce qui fonde la nécessité artistique d’un des plus grands noms de l’histoire de l’art.

Dépassant la romance du mauvais garçon épris de sexe et de bagarres, l’auteur de Tiens ferme ta couronne s’attache à analyser la vie spirituelle d’un isolé absolu puisant son énergie de résistance, au sens où Giles Deleuze définit un acte de création, dans la proximité du feu résurrectionnel du Christ.

La Solitude Caravage est un livre sur la lumière du noir, sur la parole incarnée en peinture, sur l’expérience de l’être comme coupure et salut.

Nous avons aperçu l’objet martyrisé de notre désir, mais le tombeau est vide : c’est dans ce trou abyssal que s’invente une peinture s’élaborant sur le fil du mal et de l’appel à se renouveler (Le Caravage), et que se déploie une écriture (Yannick Haenel) tentant de rendre palpable, par-delà sa texture terriblement érogène et calme, la dimension du dernier dieu.

Quand la solitude s’approfondit en vitesse de pensée, l’éclair qui en surgit appartient au mystère de ce qui fonde toute présence.

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Vous avez choisi d’intituler votre essai biographique La Solitude Caravage, et non Le Caravage. Désignez-vous ainsi sa puissance de fureur et de rupture fondamentale, comme dans une formule de théologie négative ?

Un titre doit être comme la foudre. Il doit frapper ; et inscrire son éclair dans les têtes. Dans la mienne, d’abord : durant toute la période où j’écris, je dois désirer ce titre, je dois chaque matin me lever en pensant à lui, le prononcer mentalement, vouloir m’approcher de lui — sinon je n’écrirai pas le livre. Je dois m’inventer cette séduction, et la vie poétique qui va avec pour avoir la force de mener à bien, tout seul, tous les jours, une chose aussi aberrante que l’écriture d’un livre. Que ce soit pour Cercle, À mon seul désir, Tiens ferme ta couronne ou celui-ci, j’ai dû trouver, ajuster, aiguiser un titre qui non seulement tienne le coup, mais fasse le travail du désir.

La Solitude Caravage, disons que c’est comme La Folie Baudelaire de Roberto Calasso : en enlevant le génitif, l’énoncé devient plus coupant — ça claque mieux. Mais surtout, ça désigne quelque chose qui n’existerait pas si on titrait platement « La solitude du Caravage » : l’affirmation d’une équivalence entre l’idée même de solitude et l’existence du Caravage. Solitude = Caravage. Plus précisément encore, le Caravage, dans mon esprit, caractérise une modalité de la solitude. Comme on dit de certaines couleurs : bleu roi ou jaune Van Gogh, je perçois une variété caravagesque de la solitude — un lieu, dans la solitude, que seul le Caravage désigne.

Mais j’aime bien votre interprétation qui fait venir la théologie négative. La puissance de fracas du Caravage, sa manière de briser la pierre quand il peint, il n’y a en effet que dans les extrémités enchantées d’un Maître Eckhart, dont l’audace conceptuelle retourne l’entendement chrétien, que je l’ai rencontrée. La coupure que j’insère dès le titre peut s’entendre ainsi, si vous voulez, comme une trace sur le sol, comme une signature dont on aurait ôté le plus pour que s’entende le moins (car le moins s’entend plus loin, et franchit les temps).

De quelle clarté métaphysique procède le noir des peintures du Caravage ? Votre livre n’est-il pas une enquête sur la lumière du noir ?

C’est exact, c’est un livre sur le noir. La couleur de cette « solitude Caravage » est le noir, et vous avez raison de dire que c’est une lumière. Il y a des kilos de bibliographie sur cette foutaise du « clair-obscur » qu’on nous ressert à chaque fois que se prononce le nom du Caravage, eh bien je dois avoir écrit le premier livre sur ce peintre qui n’utilise pas ce stéréotype. Il ne s’agit pas de clair-obscur (le mot est trop vaporeux, trop sage) — mais bel et bien de noir, et de ce qui en sort. Ce n’est pas seulement une texture, un pigment, un tic de style génial — les fonds noirs du Caravage vont inaugurer brillamment une postérité ténébreuse —, mais j’y vois la matière même de l’être violemment aux prises, à travers une telle peinture, avec le temps et l’espace.

Je me suis retenu, j’avais des pages et des pages sur le noir, mais elles confinaient à la prestidigitation, et le livre appelait au contraire une sobriété, un fuselage méditatif, une vitesse qui m’a fait couper énormément de choses (il y a encore cent pages dans mes cahiers). Bref, le noir, je ne voulais pas en faire un cliché.

C’est vrai qu’il y a une intensité au repos, une dramaturgie intérieure dans ce noir. Il ouvre et il ferme ; il déborde, se retire. J’ai pensé à un moment que nous étions au cœur d’une théologie du Samedi saint, et que ce noir nous faisait entrer dans la part ténébreuse de Dieu lui-même, lorsque Jésus meurt — lorsqu’il brise la nuit des morts.

Si les Évangiles se taisent sur le séjour du Christ parmi les morts — et sans doute parce que, comme le souligne le théologien Urs von Balthazar : « La mort appelle ce silence » —, la peinture du Caravage, elle, me semble imprégnée tout entière par cette expérience extrême, et par cette part d’assombrissement à l’intérieur de la lumière.

La théologie du Samedi saint, il m’arrive d’y entendre ce qui a lieu dans la littérature elle-même. Les vivants et les morts sont là, sur un même plan ; ils se croisent — ils mélangent leur lumière et leurs ténèbres. C’est en effet le projet contenu dans la mort qui est la cause de la naissance ; et c’est afin de pouvoir mourir que Dieu a accepté de naître, et ainsi de se faire homme : le Christ devait mourir pour être capable de pénétrer dans les enfers — d’entrer dans la maison inverse, où le mal est chez lui (même si tout le monde sait que le mal est partout chez lui).

En regardant des Caravage, je vois dans le noir si singulier qui les ouvre à l’insondabilité de la peinture un témoignage sur cette expérience de la mort. J’ai beau savoir que personne ne fait l’expérience de la mort, je m’en rapporte au Christ, à ce que le Caravage en montre en l’accompagnant jusque dans la tombe ; et si l’on ne connaît pas la manière dont il a représenté la Résurrection, le tableau ayant été détruit, il me semble qu’un peu de cette vie qui a connu la mort et n’en est pas mort est à l’œuvre partout dans sa peinture — justement à travers le noir. À l’origine, il y a la mort, et on en sort : c’est ce qu’affirme cet art insensé, métaphysique, un peu sorcier qu’est la peinture occidentale.

Je ne l’ai pas mis dans le livre, mais j’avais trouvé dans un très bon livre d’Yves Bonnefoy, Rome 1630, quelques phrases sur le Caravage et l’enténèbrement de l’époque, sur la rupture cosmique dont témoigne son œuvre à partir du cycle de saint Matthieu dans l’église saint Louis-des-Français, à Rome. Quelque chose tombe dans l’idée qu’on se fait de la civilisation humaine ; Shakespeare l’énonce exactement à la même époque : « Le temps est hors de ses gonds ». Et je crois que, d’une manière plus sensible, plus vibratile, plus extrême que quiconque, le Caravage entend ce qu’il y a d’horreur dans cette mutation de la métaphysique. Le Caravage a une tête sacrificielle : il voit en toute chose la mise à mort, il perçoit le couteau. Ainsi sa peinture met-elle au jour ce crime noué à l’intérieur de l’être. À découvrir sa violence, une émotion nous soulève, qui se détourne des objets étroits, et va jusqu’à l’amour : sans cette vérité qui se déchaîne en nous au contact de la mort, nous n’aurions qu’une vie tassée. Si le Caravage n’avait pas découvert pour nous le noir, s’il n’était pas venu pour nous tendre ce miroir terrible, nous ne vivrions pas, nous n’aimerions qu’en simulant l’amour.

Possible aussi que ce soit l’acuité dépressive, ou disons les possibilités de fièvre du Caravage qui lui donnent accès au fond noir des choses. En un sens, c’est son état qu’il projette au mur de ses tableaux — la nouveauté de sa vision : c’est l’emprise de la Méduse au fond de ses yeux qui se jette sur la toile. Je me souviens à l’instant que la peinture, Pontormo l’appelait un « linge de l’Enfer ».

Du charbon, du goudron, du bitume, des ossements carbonisés : ainsi fait-on du noir. La qualité principale du noir ne consiste-t-elle pas à faire venir ce qui est en lui ? C’est la couleur du trou. Que contient donc le noir ? Non seulement le Caravage voit dans le noir, mais grâce à cette couleur qui éteint le ciel en lui, et donne aux ombres une priorité brûlante, une part du visible se révèle que personne ne connaît, à moins d’être allé y voir de soi-même. Peindre, quand on est le Caravage, est une descente dans ce séjour-là, où les atomes ne sont pas les mêmes que dans nos expériences. La nuit éclairée en nous par du noir indique avant tout cette région où il n’y a plus de frontière, où le visible et l’invisible se confondent, comme un horizon avalé. Ulysse était allé au bout des régions connues : Dante raconte son dangereux franchissement. À sa manière, le Caravage est un aventurier qui en peignant explore un monde inconnu.

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Qu’est-ce que « la vérité en peinture » selon Le Caravage/Cézanne ?

Ce n’est certainement pas qu’une exigence sourcilleuse vis-à-vis de son art. La vérité, comme vous savez, déborde la possibilité même qu’a un sujet de s’y confronter : il faut, pour envisager la vérité, ne plus être un sujet, il faut « dépasser » le sujet, parvenir à le détruire en soi. Et puis la vérité, ça n’existe pas dans la nature, Lacan l’a bien montré : la vérité est une structure du langage. Alors Cézanne et le Caravage, que j’ai associés dans mon livre, font la vérité sur la toile. La vérité, c’est une parole. Comment faire une parole en peinture, c’est la grande chose, non ? : on comprend tout de suite que la grande peinture occidentale ait été christique. Rembrandt, le Titien ne cessent, jusqu’à la fin de leur vie, de répéter ce geste de peindre la Parole incarnée, d’essayer de capter à travers un rectangle de lumière ce qui à la fois renverse le monde et le fait renaître.

Quand on regarde de la peinture pendant des heures, chaque jour, chaque nuit, on en vient à faire une expérience qui déborde l’esthétique — ou du moins qui fait se joindre l’esthétique à quelque chose qui la métamorphose et relève de l’être. Il y a une ontologie vibrante dans ces mises en incarnation qui nous assaillent au cœur de chaque tableau du Caravage : ce qui sort sur la toile relève de ce demeurer-en retrait qui se déclôt, ce mouvement dévoilant que les Grecs nommaient l’aléthéia, et qui nous apparaît comme la vérité.

Il y a cette phrase eucharistique de Cézanne qui me plaît bien — qui me fait infiniment penser : « L’eau changée en vin, le monde changé en peinture. » La multiplication des peintures est un miracle ontologique, non ? (Tiens, je pose la question : a-t-on pensé le rapport possible entre être — ou « estre », comme l’écrit Heidegger — et miracle ? En un sens, la peinture se met en vie ici : à ce point insensé du là de l’événement.)

Cette vérité-là, que je vois se manifester à travers la peinture, ne relève évidemment pas du droit, ni d’aucun service des équilibres ; elle ne se mesure pas, ne se prouve pas, elle n’est même pas le contraire du faux. Cette vérité de l’aléthéia se décèle, se déploie hors du retrait — elle s’accueille, elle s’aime. Je dirais qu’il faut être capable d’amour pour que l’être se rende présent à lui-même (cette auto-mise en présence est la vérité).

Voilà, en écrivant ce livre, j’ai plongé de plus en plus profondément dans une matière nocturne qui était à la fois celle des tableaux et celle des nuits pendant lesquelles j’écrivais. Pour le Caravage, dix ans après l’écriture noctambule tous azimuts de Cercle, je me suis remis en effet à pénétrer dans la nuit blanche, et à en tirer des couleurs, des états, des sensations, des vitesses et des lenteurs, auxquels on n’a pas accès dans la journée.

Cette matière des nuits correspondait follement avec le fond des tableaux du Caravage ; et j’y voyais quelque chose d’ontologique. J’entrais dans l’être. Je m’y dissolvais. J’y nageais. Ça peut sembler absurde, ridicule, emphatique, je m’en fous : je suis le premier à en rire — mais faire une expérience de l’être ne m’a jamais paru aussi limpide qu’avec le Caravage, durant ces nuits de novembre où je terminais ce livre, de minuit à sept heures du matin.

Quel a été le chapitre le plus difficile à écrire ? Pourquoi ? Quelles en étaient les résistances ?

Il y a les deux chapitres, vers la fin, qui parlent de Jésus : « Approche du Christ » et « Les derniers secrets », que je n’ai cessé de repousser. Je savais qu’une chose fondamentale devait enfin s’y nouer, je ne pouvais plus laisser libres les brides, ni vagabonder d’une œuvre à l’œuvre, il fallait affronter la rencontre, l’impossible amour entre le Caravage et le Christ.

J’avais remarqué que le Caravage insère souvent son autoportrait dans les scènes christiques, et il m’est apparu comme une révélation très simple qu’au fil des années la distance dans les tableaux entre la figure du Christ et celle du Caravage diminuait. Ce rapprochement progressif, j’en étais obsédé : je le trouvais déchirant. Il indiquait dans la peinture, et par la peinture, combien le Caravage vivait sur un autre plan que celui du mauvais garçon. Il était la preuve de sa vie spirituelle intense — aussi intense que sa violence dans les rues, plus intense encore, car qu’est-ce que se bagarrer, sinon adresser à d’autres corps le surplus de forces qui nous consument ? J’avais accumulé tant de notes que ces chapitres, lorsque je suis arrivé à leur seuil, étaient bouchés. Je refaisais toute l’histoire de la métaphysique occidentale, toute celle de la représentation du Christ dans l’art, je faisais venir les Pères de l’Église, et du coup le point de rencontre dont j’attendais qu’il parle, ce point vers lequel tout le livre se déploie, ne parvenait pas à se manifester. J’ai dû non seulement couper, éliminer, mais j’ai finalement tout enlevé, et écrit comme ça venait, dans le mouvement du livre. Je n’ai gardé qu’un peu de saint Paul, sur la question du péché. Le péché lui-même nous bénit, dit-il. Cette phrase, je l’ai découverte en écrivant le livre, dans un sermon de Maître Eckhart, j’avais ce livre sur moi-même sans cesse, le volume est saturé de soulignages, elle m’a littéralement bouleversé : « Toutes choses doivent concourir pour le mieux, même le péché. Le péché lui-même nous bénit, car Dieu ne veut pas que le péché dans lequel nous tombons puisse ne pas du tout avoir lieu. »

C’est vertigineux — je crois que cette phrase, je l’attendais… Je l’avais déjà lue, elle était déjà soulignée, d’une lecture antérieure ; mais à l’époque de la première lecture, elle n’était sans doute pas encore pour moi ; là, ce matin d’août caniculaire, seul dans mon café habituel, sur ma banquette, je l’ai reçue comme un vérité nouvelle. Il faisait une chaleur extravagante, ma chemise était trempée de chaleur dès 8h30, et voilà que j’étais plein de larmes. Avec cette petite phrase de rien du tout, mon livre avait trouvé son cœur. Il le savait depuis le début, un livre en sait mille fois plus que nous sur sa direction silencieuse, il se débrouille pour que nous usions nos forces afin d’y parvenir.

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Depuis A mon seul désir (Argol-Réunion des Musées Nationaux, 2005), qui est un essai sur la tapisserie de La Dame à la licorne se trouvant au Musée de Cluny, votre façon de comprendre une œuvre d’art a-t-elle évolué ? La visage de Judith vous évoque-t-il celui de la belle Dame régnant sur son île enchantée ?

Je pense toujours qu’une œuvre doit provoquer une expérience ; et que si l’on se contente de la regarder un peu dans un musée, ou en feuilletant un catalogue, elle n’existe pas vraiment pour nous : une œuvre qui me plaît vit avec moi. Que ce soit Le Cavalier polonais de Rembrandt ou L’Annonciation de Fra Angelico qu’on trouve au couvent de San Marco à Florence (pour ne parler que des deux œuvres qui m’ont le plus accompagné dans ma vie), eh bien j’en ai fait des points fondamentaux de ma vie ; elles ont non seulement joué un rôle crucial dans mes aventures personnelles, mais je les ai insérées dans mes livres comme des personnages, comme le cœur battant d’une ouverture sur une dimension intime, comme quelque chose qui est en plus dans ma vie. Un élargissement de la pudeur, une réserve secrète d’émotions, un stock spirituel. Le Cavalier et L’Annonciation, je les ai contemplées pendant des heures, et elles font désormais partie de ma vie, comme deux amies avec qui on a tout fait. Je vais me répéter — et insister — pour le plaisir : c’est un stock d’étincelles, une provision de sensations, un réservoir de pensées. Bref, j’ai toujours agi comme ça avec les œuvres que j’aime, et le Caravage n’y échappe pas. Mais c’est bel et bien la première fois que je consacre tout mon temps à de la peinture. À l’époque de À mon seul désir, les tapisseries de la Dame à la licorne étaient sans doute encore un support à mes illuminations poétiques. Là, avec le Caravage, je suis entré dans une expérience qui n’était pas la mienne. Je m’en suis approché, je me suis glissé — j’ai tenté de me glisser — dans une aventure intérieure dont je me suis efforcé de deviner les obscurités, les clartés, la part de folie, l’immense vision, le feu, la pensée. Il a pu m’arriver de considérer une œuvre d’art comme un champ de forces érogènes, et d’en faire usage pour intensifier ma vie : c’était le cas de La Dame à la licorne. Avec le Caravage, même si le visage et la gorge de la Judith ont été noués à travers une appropriation autobiographique, quelque chose s’est lancé plus loin, dans la nuit même, dans cette prodigalité métaphysique que l’art accorde à la solitude et la solitude à l’art.

La région où ça a lieu n’est plus tout à fait la même que du temps de À mon seul désir, vous avez raison. Pour le dire plaisamment, avant, je ne m’intéressais qu’aux nymphes ; aujourd’hui, je m’intéresse aussi à Dieu (le dernier dieu, le prochain dieu). Est-ce que les nymphes mènent à Dieu, je le crois toujours — voyez comme je suis incorrigible —, mais tout est devenu plus grave dans ma vie, plus mûr aussi. L’art est devenu l’autre nom de la pensée. Le visage de La Dame est devenu l’être. Et la joie qui m’anime est maintenant directe. Je crois que depuis les années d’écriture de Tiens ferme ta couronne — et le cap qu’un tel livre m’a fait franchir — je vais droit à ce qui me comble.

N’avez-vous pas essentiellement accepté d’écrire La Solitude Caravage dans le but de remonter à la source de votre seul désir pour le visage d’une femme s’appelant Fillide Melandroni ?

C’est vrai. À l’origine, il y a ce visage peint, ces sourcils froncés, cette inquiétude érotique. Et j’ai accepté cette commande de Neville Rowley — un ami que j’ai connu à la Villa Médicis où nous étions pensionnaires tous les deux, qui est devenu conservateur de la Gemäldegalerie de Berlin et qui co-dirige la collection « Des Vies » chez Fayard avec Colin Lemoine et Sophie Hogg-Grandjean. Je l’ai acceptée, bien sûr, pour refaire l’aventure de mon désir. Pour m’approprier le genre de la biographie et en faire un objet de littérature. Le grand plaisir a été de plonger à l’intérieur de la vie d’un autre, comme pour Jan Karski il y a dix ans. Je ne compare évidemment pas ces deux héros, rien à voir, mais se vouer à écouter intérieurement ce qui agite quelqu’un d’autre, à vivre dans l’esprit de quelqu’un, à essayer de le deviner, c’est une expérience bouleversante. Il y a des moments où l’on se croit en rapport avec la vérité, on comprend tout, c’est un savoir insensé bien sûr, mais on est porté par un soulèvement qui vous donne ce qu’il n’est pas possible d’avoir, cet éclair qu’on a quand on est amoureux et qu’on voit une personne sortir du rang des humains suffrages, et qu’on se met, sous le coup de l’amour, à la connaître mieux que soi. Les labyrinthes, alors, s’éclairent. C’est le savoir étrange, un peu sorcier, des écrivains.

Et puis je désirais, en acceptant d’écrire ce livre — en choisissant d’écrire celui-ci, plutôt qu’un roman — approfondir ce qu’il en est de la texture de l’érogène. C’est une des tournures les plus fidèles de ce que j’écris, mais là, il y avait moyen de circonscrire une flamme. Ce qui s’offre sur les toiles du Caravage, il faut trouver la force de s’y confronter, il faut être capable de tenir avec des mots ! Ma question est simple, elle m’anime depuis que j’écris : qu’est-ce qui fait qu’une substance devient aphrodisiaque ? On peut le dire aussi comme ça : pourquoi la peau est-elle si attirante ? Le visage de Judith est un monde qui condense à mes yeux les qualités fatales d’une attraction — il résume ce qui m’attire. J’ai avec elle des rapports compliqués, que je m’amuse à détailler dans le livre ; c’est une véritable aventure à travers le temps — c’est l’une des femmes de ma vie. L’une des choses que j’aime le plus dans la littérature, c’est ce qui a lieu entre le narrateur de Proust et Albertine. La grande différence avec Judith, c’est qu’elle ne me résiste pas, mais qu’elle ne se donne pas non plus : c’est une figure peinte. Et la peinture a beau se distiller en sortilège, elle n’a jamais à la fin qu’une existence spirituelle. C’est déjà ça, et c’est tout. Mais son corps, j’ai dû d’emblée le sublimer. C’est une chose incomblable (j’invente le mot, la mélancolie naît ici.)

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Yannick Haenel, La Solitude Caravage, Fayard, 2019, 334 pages

Editions Fayard

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Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, Folio, 2019, 368 pages

Qui souhaite mieux connaître Yannick Haenel pourra se procurer immédiatement le numéro 59 de la revue Décapage (Flammarion), consacrant à l’ami de Judith un dossier richement illustré de plus de trente pages.

Son enfance, son adolescence, son bureau, ses amitiés, ses premières lectures, son lien avec le cinéma, sa bibliographie complète, vous saurez presque tout.

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Revue Décapage, Flammarion, automne-hiver 2018, numéro 59, 172 pages

 

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