Des fusées pour Francis Bacon et Antoine d’Agata

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© Antoine d’Agata / Magnum Photos

« Je voudrais avoir une énorme pièce couverte de miroirs déformants, du sol au plafond. De temps en temps, il y aurait un miroir normal, intercalé entre les miroirs déformants : les gens seraient si beaux lorsqu’ils s’y refléteraient. » (Francis Bacon)

J’avais seize ans, je ne connaissais rien ou presque rien à la peinture, mais j’avais découvert dans une librairie de Lille un ouvrage qu’il m’avait fallu absolument, Francis Bacon, par Michel Leiris aux éditions Albin Michel, m’arrangeant pour l’emporter immédiatement avec moi.

Je le relis : « On pourrait dire que chez Francis Bacon le but essentiel est moins d’exécuter un tableau qui sera un objet digne d’être regardé que de faire s’affirmer quelques réalités sur la toile prise pour théâtre d’opérations. »

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© Francis Bacon / ISC Modern Art Gallery

Ainsi l’œuvre d’Antoine d’Agata.

J’ai vingt-quatre ans, j’ai commencé à lire l’intégralité de ce qu’écrit Philippe Sollers, j’ouvre Les passions de Francis Bacon (Gallimard, 1996) : « Quand on l’apercevait quelque part, l’innocence de Bacon sautait aux yeux. Elle illumine ses toiles. (…) Bacon est l’artiste de l’énormité. Il est peu probable qu’il devienne bientôt une défroque familière, car son œuvre évoque trop précisément l’envers de la dévastation que nous subissons. »

Ainsi l’œuvre d’Antoine d’Agata.

En 2009, dans Une Rencontre, je lis ceci de Milan Kundera : « Les portraits de Bacon sont l’interrogation sur les limites du moi. Jusqu’à quel degré de distorsion un individu reste-t-il encore lui-même ? Jusqu’à quel degré de distorsion un être aimé reste-t-il encore un être aimé ? Pendant combien de temps un visage cher qui s’éloigne dans une maladie, dans une folie, dans une haine, dans la mort, reste-t-il encore reconnaissable ? Où est la frontière derrière laquelle un moi cesse d’être moi ? »

Ainsi l’œuvre d’Antoine d’Agata.

Il y a un an, je reçois des éditions L’Atelier contemporain Conversations, livre d’entretiens avec Francis Bacon, photographies de Marc Trivier et texte de Yannick Haenel intitulé La parole de Bacon : « Qu’un artiste puisse être le plus délicat des êtres, qu’il évolue continuellement parmi les nuances, qu’il passe son temps à prendre des décisions imperceptibles, autrement dit que sa vie se joue sur le plan de la pensée (dans cette dimension que Bacon nomme le système nerveux, ou Artaud le « pèse-nerf ») ; et que par ailleurs il soit saisi, lorsqu’il ne peint pas, par une frénésie libératoire, emporté d’ivresse, et dansant sur lui-même au cœur d’un rire qui vous éclabousse, qu’y a-t-il de contradictoire ? »

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© Antoine d’Agata / Magnum Photos

Ainsi l’œuvre d’Antoine d’Agata, ayant déclaré : « La première exposition de peintre que j’ai visitée est une rétrospective de Bacon au MoMA en 1989. Ce fut un choc dont je ne me suis toujours pas remis. »

Après l’ouvrage consacré aux correspondances entre les portraits des photographes Nan Goldin et Julia Margaret Cameron, avec l’historien et collectionneur Marwan T. Assaf, The Eyes Publishing fait paraître aujourd’hui un très beau volume faisant se rencontrer les œuvres d’Antoine d’Agata et de Francis Bacon, accompagnées de textes de Perrine Le Querrec – dont j’avais présenté Bacon Le Cannibale (Hippocampe Editions, 2018) -, et de Léa Bismuth, critique et commissaire d’exposition, invitée permanente de L’Intervalle.

Francis Bacon / Antoine d’Agata se présente sous la forme de deux livres reliés ensemble permettant une lecture en vis-à-vis des peintures et des photographies, les textes étant reproduits sur un cahier autonome.

Je ne souhaite pas gloser, mais lancer ici des phrases, des syntagmes, des syncopes, des brandons.

Peut-être certaines fusées toucheront-elles juste. 

De la vie jusque dans la mort, de la mort jusque dans la vie, une bouillie de mort-vie.

Du multiple dans l’un, de l’un dans le multiple.

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© Francis Bacon / ISC Modern Art Gallery

Des pulsions, des projections de nuit sexuelle, de la clarté philosophique, philosophale.

Du désastre et des shoots d’astres.

Un chaosmos, une réalité élastique, fantasmatique, fantastique.

Des tours, des dé-tours, des tourbillons d’être.

De la présence, de la folie, de la hideur, de la jouissance, de la métamorphose.

Une performance, une danse, une transe.

Par-delà la bien et le mal.

La guerre, dans la chair, dans l’air, dans les cellules.

Un dominateur dominé par un dominant restant un dominé.

Un cri, un mur, un trou dans le mur, un bâillon percé.

De l’équarrissage, de la viande, du sang.

Un peep-show, un théâtre de cruauté, une mise à nu.

Un paysage intérieur désolé, désolant, sous soleil électrique.

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© Antoine d’Agata / Magnum Photos

Un déchaînement.

Pas de psychologie, un couple copulant, des flaques de solitude.

Des crocs, de la boucherie, de la volupté.

Violence et catharsis.

Des études sur le corps humain, tradition classique.

Des anamorphoses, de l’espace fouetté.

Des vulnérabilités exposées, comme le petit Œdipe, blessé, sur son rocher.

Une liturgie profane, une messe noire, du tragique, de l’ensorcellement.

Horreur, merveille, et histoire de l’art.

Une Orestie, peut-être : meurtre, vengeance et pardon.

Du mythe, des masques, des cothurnes, et des écoulements, des écroulements.

Il y a plus de 2500 ans, il y a quelques mois, hier.

Le même feu, le même volcan, les mêmes explosions.

Torture, ordure, pourriture.

Gloire, éclair, cœur.

Manducation, déglutition, expulsion.

Singeries.

Shakespeareries.

Boxe, coups, ecchymoses, rings.

Défiguration.

Greffes.

Requiem, stabat mater dolorosa, stabat pater.

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© The Eyes Publishing

Vitesse.

Science de la concentration.

Expérience, épreuve, fond rouge, ampoule.

Précarité, prière, extase.

Léa Bismuth : « Et si les corps se contorsionnent, c’est bien pour détruire l’organisme logiquement construit, et faire parler la charge électrique des nerfs, sous la peau, et dans les tissus des muscles. »

Perrine Le Querrec : « C’est ainsi / Massif / Mouvant / Délirant / Le théâtre s’installe / Fascinant / Inquiétant / Révoltant / C’est ainsi / Un appel des forces / tout autour un grondement / du corps sa dévoration son adoration »

Si vous pensez à Antonin Artaud et Georges Bataille, vous brûlez.

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Antoine D’Agata / Francis Bacon, textes (français- anglais) Bruno Sabatier, Perrine Le Querrec, Léa Bismuth, édition Vincent Marcilhacy, Véronique Prugnaud, design graphique Bureau Kayser (KSR), The Eyes Publishing, 2020, 96 pages – 1000 exemplaires

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Antoine d’Agata – Agence Magnum

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© The Eyes Publishing

The Eyes Publishing

 

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