La politique des poètes, par Jean Frémon, galeriste, critique d’art

Etel Adnan, Paysage, 2014. Huile sur toile, 32 x 41 cm. Donation Claude & France Lemand 2018. Musée, Institut du monde arabe, Paris. © Etel Adnan. Photo Jean-Louis Losi

« Nul d’entre nous n’est égal au total exact de ses apparences. » (Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci)

Mes lecteurs réguliers ont peut-être remarqué que mon activité critique est assez… frénétique.

Parce que je crois en la politique des noms, qu’il me semble nécessaire de les transmettre en étudiant les œuvres, et d’en préserver certains de l’amnésie galopante. 

Un recueil comme celui du galeriste (Galerie Lelong) et critique d’art Jean Frémon, La Blancheur de la baleine, neuvième titre publié chez P.O.L, m’enchante ainsi pour l’ensemble des auteurs – poètes, peintres, plasticiens, sculpteurs, écrivains – qu’il convoque dans ses textes (des réflexions sur l’art, des anecdotes), et qu’il a tous connus personnellement.

En terrasse à Rennes, une jeune femme m’interpelle, me demandant ce que je lis.

Nous bavardons, elle est collagiste, et je viens d’écrire un article sur Hannah Höch à partir d’un livre de Perrine Le Querrec (bientôt en ligne ou déjà en ligne ? je ne sais plus).

Elle inspecte l’ouvrage : « Mais, dis-moi, il n’y a pas beaucoup de femmes dans ce bouquin. 

– Ah bon ? Oui, certes, elles ne sont pas majoritaires, mais regarde, je vois Louise Bourgeois, et Etel Adnan, et Anne-Marie Albiach (et Danielle Collobert). On enterre la hache de guerre, et on fera mieux la prochaine fois ?

– Oui, ok, mais sache que moi, dans mes collages, je désérotise la femme. 

– Pourquoi pas ? [elle me montre son Instagram] Mais, bravo, ton travail est superbe. Au fait, tu n’aurais pas besoin d’un texte ? »

Nous continuons à deviser, puis je poursuis ma lecture.

Allons d’abord aux femmes justement, comme disait grand-papa.

(je ne ferai pas l’exégèse de l’exégèse, mais, voleur de feu à ma manière, piocherai des citations, des phrases)

Anne-Marie Albiach : « La manière dont sa phrase appréhende et rend physique l’espace n’est pas sans rappeler celle d’André du Bouchet, elle-même prenant appui sur Reverdy. Mais si, chez du Bouchet l’espace est toujours extérieur, la respiration et le souffle liés à la marche et à la pente du terrain, chez Albiach, l’espace est bien celui d’une scène, espace plus resserré et plus codé, où un drame se joue. »

Etel Adnan (portrait d’une vie/œuvre de poétesse et de peintre sur trente pages superbes), qui recopia sur un leporello en 1990 le texte intégral de Mezza voce… d’Anne-Marie Albiach : « Poète en français ne veut pas dire poète français. Mais poète libanais ne veut pas dire grand-chose non plus. A qui s’adresse-t-on quand on écrit en français dans un pays, aussi ancien que récent, dont la réalité culturelle est partagée entre le français, l’anglais, l’arabe, le grec, le turc, l’arménien ? Par exemple, Etel Adnan raconte que, alors que la plupart de ses poèmes écrits en français étaient presque automatiquement traduits en arabe et publiés par les deux ou trois revues littéraires arabes les plus importantes, son premier long poème, Le livre de la mer, n’a jamais pu être traduit tout simplement parce qu’il était non seulement intraduisible mais même impensable en arabe. Le poème était fondé sur la relation de la mer et du soleil dans une sorte d’érotisme cosmique. La mer était vue comme une femme et le soleil comme un guerrier, or, en arabe, la mer est au masculin et le soleil au féminin. Toute la métaphore développée par le poème devient inepte. » 

Louise Bourgeois (grande lectrice, de Balzac notamment) : « Il convient de rappeler que Louise Bourgeois est restée longtemps sinon inconnue, du moins méconnue. Ce n’est qu’en 1982, avec l’exposition du MoMA à New York, que son travail dut réellement révélé au grand public, l’artiste était déjà septuagénaire. C’était la première fois qu’une femme artiste se voyait offrir une rétrospective dans cette vénérable institution. »

Et puis, il y a Beckett (thématique des souliers / liens féconds avec Bram Van Velde, Alberto Giacometti, Robert Ryman, James Joyce, Sean Scully, Tal Coat), la clarté (française ? oui) de David Hockney, l’écrivain germaniste Jean-Claude Hémery (lire par exemple Curriculum vitae), Bernard Noël (méditer en notre époque macro/micronienne La Castration mentale), Marcel Cohen (« adversaire du pathos »), Roger Laporte, Mathieu Bénézet, Edmond Jabès, Alain Veinstein, Jannis Kounellis, David Sylvester, dont Jean Frémon traduisit le livre majeur sur Francis Bacon.    

Claude Esteban : « Je n’ai jamais su lui dire combien, pour moi, sa voix gagnait en résonance de livre en livre. Les trois derniers sont bouleversants. Le tout dernier, La Mort à distance, tout particulièrement. Le manuscrit achevé de ce livre fut trouvé sur sa table par sa compagne le jour où cette distance avait été abolie. » 

Jacques Dupin (très beau texte en forme de propositions, parfois nominales) : « Dieu non. Les dieux, oui. Et morts de préférence. Ils rient. Ils soufflent dans son pipeau l’aria de la mort légère. »

Dans un long article sur son ami Michel Leiris, Tauromachies est cité (merveilleuse pensée) : « Tout se résume peut-être en un bout d’étoffe rouge cloué sur un mur blanchi à la chaux : haillon de sang brûlant contre la prison des os. »

Lettre à Paul Auster à propos de son livre 4 3 2 1 : « Les portraits au crayon de Giacometti n’ont pas un contour, mais vingt, trente, entremêlés. C’est cette multiplicité des contours possibles qui fait que le dessin semble respirer parce qu’il a capté la vie. Capter la vie en multipliant les contours, ses possibles et ses contradictions, c’est aussi l’ambition de ce roman. »

Mais au fait, puisque nous en sommes là, combien de personnages féminins dans Moby Dick ? Melville n’aurait-il pas respecté les quotas ? 

Jean Frémon, dont, selon son aveu, la lecture de l’ouvrage monstre est encore fraîche, doit pouvoir répondre.

Jean Frémon, La Blancheur de la baleine, P.O.L, 2023, 350 pages

https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=80

https://www.leslibraires.fr/livre/21590974-la-blancheur-de-la-baleine-jean-fremon-p-o-l?affiliate=intervalle

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