Panthéon primordial et porteurs d’eau, par Philippe Le Guillou, écrivain, passeur

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Le mot passeur est l’un des plus beaux de la langue française.

Il désigne quiconque travaille sans relâche à créer des liens entre les vivants et les morts, le passé et le présent, les œuvres du patrimoine (des lieux de mémoire) et des lecteurs possibles, le profane et le sacré.

Au centre du jeu, les passeurs sont pourtant parfois isolés, frères en leur chemin de vérité de Siddhârta et de Saint Julien l’Hospitalier.

Ils transmettent le feu, le savoir, une sensation de l’inconnaissable, et les noms qui interrompent le bavardage.

Ainsi va Philippe Le Guillou en ses admirations, qui sont celle d’un homme, tout entier écrivain, se faisant de la littérature et de la France une très haute idée, gaullienne, puissante dans son ordre (une bibliothèque solide, de nature à guider les égarés), jusque dans ses tremblements (la sensibilité de qui côtoie dans un même mouvement le vent des cimes et les paysages de boue).

Les enthousiasmes de cet habitant des bords de l’Aulne (Finistère), ami de Julien Gracq et des marées d’équinoxe, ne sont pas toujours les miens, par préventions ou simple méconnaissance (Michel Mohrt, Michel Chaillou), mais peu importe quand il s’agit aujourd’hui de défendre avant tout ceux qui comptent, et de rassembler nos forces, alors que les digues menacent de rompre face à la force motrice de l’amnésie et de la bêtise.

Recueil de textes écrits ces dix dernières années, Le passeur est un livre formidable, célébrant à chaque page la littérature vivante, et la bibliothèque en ses bruissements de langue.

La littérature n’est pas une fabrique de cadavres, mais la persistance de voix traversant le temps.

Le passeur est ainsi conçu par son auteur comme un hymne à la présence vibrante des écrivains qu’il aime.

Ils sont là, parmi nous, en poids de mots valant poids de chair, toujours singuliers, transgressifs sans avoir besoin d’insister sur leur idiosyncrasie : ce sont Henry de Montherlant le Romain et Michel Tournier l’Allemand, André Malraux le serviteur de l’Etat et Eugène Savitzkaya le fraudeur, Charles de Gaulle et François-René de Chateaubriand, Patrick Grainville et Pascal Quignard.

Montherlant, par qui tout commence (noblesse d’un suicide rapporté par le Télégramme de Brest) (relire aussi les pages admirables que lui consacre son ami Gabriel Matzneff) : « une vie libre, un appel à partir et à étreindre la beauté du monde, une lucidité décapante».

Aragon (La Semaine sainte) : « Il y a là un lyrisme, une force indéniable. Celui qui naît de la terre et du mouvement des hommes, de la rumeur et des embardées de l’Histoire, de ces murmures indéchiffrables, de ces voix secrètes captées derrière les talus et les frondaisons mouillées à travers les strates du temps. »

Julien Gracq le Quimpérois, professeur militant alors adoubé comme écrivain par André Breton, s’ouvrant à la « salubrité rimbaldienne du vent » : « Et le monde marin qui venait après les limites de la ville semblait dire la même chose, le pays des ports et des grèves ne se réduisait pas à sa seule dimension ouvrière et politique, il n’y avait pas que les marins-pêcheurs, leurs veuves, les chaluts et les salaisons, il y avait les nuages courant dans le ciel sans fin, les rochers et les vagues, les algues et les abysses, tous ces trésors enfouis que les vagues roulaient, parmi les épaves et les vestiges des splendides villes englouties. »

Michel Déon et le pouvoir de la fiction (Un taxi mauve) : « il fait entendre le ressac, la pluie noire, la vie profonde du marais, le concert des oiseaux tapis sur les rives, il rend à l’énigme sauvage du monde élémentaire la place qui est la sienne, la première. »

Michel Tournier (Le Roi des Aulnes) : « J’étais sorti de cette lecture hébété, le souffle coupé, saisi par un modèle romanesque que je considère aujourd’hui encore comme un absolu. »

Défense du roman comme vérité, et de la valeur du verbe en sa puissance performative, Le passeur est un livre de fidélité, envers les maîtres qui nous forment, envers les émotions premières qu’ils ont su lever en nous, envers la flamme incandescente qu’ils transmettent comme on éprouve une initiation, comme on se rend sur leur tombe pour leur offrir à notre tour un peu de notre chaleur.

Lire, c’est relire, et vivre vraiment nécessite de savoir reconnaître nos dettes (très belle lettre à Flaubert), tout en jetant son corps, ses phrases, ses idées, dans le tourbillon d’une Histoire ne nous attendant pas.

Prolongeant la pensée de Jean Guéhenno, son prédécesseur à l’inspection générale de l’Education nationale, Philippe Le Guillou écrit, dans un superbe Plaidoyer pour l’explication de texte : « l’explication n’est pas seulement une élucidation anatomique, elle va vers l’Autre présent au cœur et à la source du texte. »

Au professeur alors de créer avec ses élèves les conditions d’une rencontre majeure, en comprenant avec eux que la beauté d’un texte est d’abord celle d’une voix, entre solitude et partage, jubilation du verbe et silence de fond, et que de l’objet qu’il étudie peut naître une joie considérable, celle des plus grands vivants.

Décrivant son ami Michel Mohrt, l’écrivain trace ainsi en creux son propre portrait : « la Bretagne, Morlaix, un certain catholicisme qui ne craignait ni le faste ni l’éclat, la vocation de romancier, un certain goût pour le style, la tradition littéraire et les narrations fluides et classiques, loin des impasses et des dévoiements formalistes, le Finistère des bannières, des villes maritimes, des pierres lichéneuses et des coiffes, la maison de la rue Sébastien-Bottin et l’histoire de la NRF. »

Voilà, et il y a plus de cinquante livres à découvrir.

A bon entendeur.

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Philippe Le Guillou, Le passeur, Mercure de France, 2019, 190 pages

Mercure de France

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Le passeur

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Pascale dit :

    Merci merci merci (juste ça). Vous êtes un formidable passeur et je vous salue

    J’aime

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