Faire l’amour comme on cueille du tilleul, par Denis Roche, écrivain

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20 février 1985. Louqsor, Egypte Habou Hotel © Denis Roche courtesy galerie Le Réverbère

« I’m completely dead to decency. »

On attendait depuis longtemps la parution du journal de Denis Roche, mentionné régulièrement çà et là dans des interventions évoquant son œuvre général.

Temps profond, Essais de littérature arrêtée 1977-1984 est à présent publié, et c’est une vraie fête.

Une fête de l’intelligence, de l’audace, de l’amour à deux et trois (l’appareil de vision est un bon amant), du verbe incarné et joueur.

Commençant par un texte écrit en 1984 évoquant la visite d’une sépulture étrusque le mercredi 20 juillet 1977 (la précision des dates et des lieux est une constante), Denis Roche écrit, après avoir portraituré magnifiquement le portier qui les précède dans l’antichambre d’un enfer paradisiaque : « J’ai décidé que ce serait le prologue de mon livre parce que je crois que commencer un livre c’est comme aller frapper à la porte d’une tombe pour y faire entendre le bruit qu’on fait dehors. »

Destinées à la construction ultérieure d’un grand livre lyrique, ces pages de journal se lisent comme une remontée du royaume des morts, dans l’éclat de vérité des scènes, des mises en scène, des corps à corps.

Vendredi 28 mars 1980 : « Je lis dans le journal (était-ce plutôt hier ?) qu’il y a une centaine de personnes qui meurent chaque jour à Paris et que 10 % d’entre elles sont incinérées. »

Des trajets, des chambres d’hôtel, l’Italie, la femme aimée, l’écriture comme on photographie, la photographie comme on écrit.

Denis Roche raconte avec force détails des scènes de rencontres sexuelles avec sa compagne Françoise, non par complaisance ou volonté d’exhibition, mais parce qu’il s’agit chaque fois d’une confirmation dans l’union et l’étrangeté, dans le regard et le renversement.

« Et c’est comme ça qu’elle jouit, se cassant d’un seul coup sur ma poitrine, en criant comme elle fait quand nous sommes dans un endroit inhabituel et que nous sommes loin des gens. »

Erotisation des lieux : « Nous faisons l’amour en Bourgogne, dans une vaste clairière sous un dôme immense, vraiment très haut, comme au centre d’un paquebot silencieux et vide, sans cloisons et sans étages. Au moment où Françoise se sépare de moi d’une secousse, un paquet de sperme tombe sur l’un de ses talons. Elle se penche, passe sa main dessus puis la frotte sur le dessus d’un buisson vert sombre. Je me dis qu’elle fait ça comme on se moucherait d’un doigt au-dessus d’un caniveau. » – bien sûr que non, cher Denis Roche, elle fait cela comme un geste sacré, comme le sang répandu sur les végétaux dans Œdipe roi de Pasolini, comme une liturgie de faveur.

Il y a des crapauds morts, des cigales mortes, le suicide de la fille d’Allende à la Havane, des signes.

Il y a des instincts violents, et l’esthétisation de la sauvagerie (porte-jarretelles, angles, positions, mots, situations).

Des villes, des livres, des propositions excitantes, des idées, des rêves, des rires partagés.

« Le soir tard, nous faisons l’amour comme d’autres cueillent du tilleul, et je dirai à Françoise le lendemain qu’il y avait autant de différence entre cette fois-là et les autres qu’entre un papier découpé de Matisse et un grand Tintoret, ceux du premier étage de San Rocco par exemple. Je lui dis ça alors que nous marchons côte à côte dans la rue en nous dirigeant vers la voiture, et elle rit beaucoup en disant que c’est bien ça. »

Des rencontres avec la gent littéraire, et des exceptions majeures.

A propos de Philippe Sollers (mercredi 5 mars 1980) : « Ensuite S. raconte un dîner littéraire (des critiques, il me dira qui, après) où il les roule dans la farine à propos de la fin de Sanctuaire, de Faulkner. Et il enchaîne aussitôt sur une citation de Chateaubriand, dont il chantonne littéralement la ponctuation. Etonnant. Paradis suit, mitraillé, couiné, trompeté, accéléré à la limite de l’audible, mais le tout très modulé. Pas longtemps, et très bien. »

A propos de Marguerite Duras (mercredi 5 janvier 1983) : « Duras disait hier à quel point il était bon que la critique abandonne à un moment tel ou tel écrivain. Elle sort à peine d’une longue cure de désintoxication et elle dit que dans ses crises de delirium elle voyait des SS debout sur un balcon imaginaire en face de chez elle. »

A propos de Francis Ponge, admiré (lundi 5 mars 1984) : « Il faudrait, avant qu’il meure, aller marcher avec lui quelque part, juste à l’intérieur d’un dernier moment du temps. Mais je ne sais pas où. »

De la nécessité d’une vie d’écrivain : « La littérature serait dedans, et moi dehors. »

Il faut remercier Françoise Peyrot d’avoir autorisé la publication de ce journal très intime, témoignant de la force de sa sensualité, de son amour, et de sa grande intelligence.

« Rire de l’univers dans le lit 116 »

« Je ne sais plus ce que mes photos font. »

Pour les siècles des siècles, à genoux, et amen.

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Denis Roche, Temps profond, Essais de littérature arrêtée 1977-1984, Seuil, 390 pages

Editions du Seuil

Galerie Le Réverbère

(image de « une » : Colloque de Cerisy-la-Salle, 1972 celle ci est un © Stanislav Ivankow)

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