Denis Roche, l’art énergumène et la mort, par Jean-Marie Gleize, écrivain

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11 juin 1985, Cologne, Allemagne. Autoportrait © Denis Roche / courtesy galerie Le Réverbère

« J’écris pour être seul, je photographie pour disparaître. »

Denis Roche manque, mais il y a ses livres, des dizaines de volumes, des poésies, des récits étranges, troués, des ouvrages de photographie accompagnés d’essais théoriques importants, et maintenant une biographie composée allegro ma non troppo par l’écrivain Jean-Marie Gleize, Denis Roche, Eloge de la véhémence, dans la collection que dirigea pendant trente ans au Seuil l’auteur de Louve basse, Fiction & Cie, dont Bernard Comment est le maître d’œuvre depuis 2004.

En de courts chapitres se concentrant sur la substance même de la plupart des livres de Denis Roche, sur leur nécessité, sur le mouvement de variations, d’approfondissements et ruptures se poursuivant de l’un à l’autre, Jean-Marie Gleize dresse le portrait d’un homme multiple, insaisissable, constamment en déplacement, habité par le goût des inventions formelles et la prescience de la mort.

Voici une biographie qui donne envie de tout reprendre à zéro, de tout relire, de faire le vide sur la table de travail et d’y étaler des ouvrages aux titres fulgurants – Eros énergumène (1968), Carnac ou les Mésaventures de la narration (1969), Le Mécrit (1972), Antéfixe de Françoise Peyrot (1978), Prose au-devant d’une femme (1988), Le Boîtier de mélancolie (1999) – comme autant de continents connus et inconnus.

« Un autre de mes amis me disait souvent, écrit en son texte liminaire Jean-Marie Gleize, qu’à ses yeux Denis Roche était le dernier vrai romantique. Parfait dandy révolté, érudit désinvolte, promeneur solitaire, amoureux absolu, créateur de formes, voyageur en tous sens (en chemin vers ses morts et les immenses monuments de pierre), amateur de magie matérielles, grand rêveur angoissé…

Denis Roche n’a cessé de penser à des livres qu’il écrit ou qu’il n’écrit pas, qu’il commence et n’achève pas, ou dont il accomplit le projet jusqu’au bout. Certains des livres auxquels il pense n’ont qu’un titre, et il se peut que le titre soit à lui seul un livre, certains autres sont très précisément imaginés (comme beaucoup de ses rêves), mais ne demandent pas à être réalisés parce que en réalité leur propos est ce qui soutient, informe, justifie, l’ensemble des livres déjà écrits ou qui ne manqueront pas de l’être. »

Reprenant le titre de son essai de biographie à celui d’un volume de sérigraphies du peintre Bernard Dufour – ami proche de Pierre Guyotat et du couple Catherine Millet-Jacques Henric, autres compères – sur lesquelles Denis Roche écrivit, Gleize pointe le paradoxe d’un lyrisme antilyrique, ayant fait de la langue elle-même dans ses multiples possibilités de chant et de silence l’objet de l’émotion poétique.

Denis Roche est ici et là, apparaît puis disparaît, dans ses textes, dans ses photographies, toujours en instance de départ, de sécession, de deuil.

Il y a chez lui une conscience aiguë de la fuite du temps, et des conditions de sa suspension, par la pratique de l’écriture ou celle de la photographie.

Après l’aventure de la revue Tel Quel – où le « poète » choisit une position d’excentrement -, et de la révolution de l’écriture textuelle menant in fine à un retour au biographique, Denis Roche rejoint très vite les fondateurs de la revue Les Cahiers de la photographie, fondée en 1981 par Gilles Mira, Claude Nori et Bernard Plossu, voyant dans la photographie un « amplificateur d’existence ».

On lui doit dans ce domaine un certain nombre d’inventions formelles enthousiasmantes, l’autoportrait à deux, les photolalies (juxtaposition de deux photographies appartenant à des espaces chronologiques différents), la pratique vertigineuse du déclencheur à retardement, les deux contacts successifs, les photos tête-bêche (voir Les Nonpareilles, éditions Lamaindonne, 2017)…

La rencontre en 1967 de Françoise Peyrot fut pour le poète inadmissible une chance considérable. Elle deviendra sa compagne, entrant dans le jeu de ses fantasmes, dans une relation en miroirs témoignant d’une très belle complicité traversant le temps.

Denis Roche est un expérimentateur pour qui l’acte prime sur le contenu, écrivant dans Le Mécrit, ouvrage dédié à Francis Ponge : « Je n’ai à dire que ma violente action d’écrire», qu’elle se manifeste par les textes ou les photographies.

La poésie refuse les positions établies, se nourrissant d’autonomie des lettres et de mises en danger, aux limites de l’aphasie, bien loin des ornières de l’académisme et des fanfaronnades des lettrés professionnels.

Peut-on encore écrire des poèmes ? Oui, mais autrement, et peut-être en photographie.

Noter l’ici et maintenant de chaque prise de vue, puis bouleverser la chronologie, croire en l’inconscient photographique (une image en sait plus que nous sur nous), ne pas distinguer la vie de la fiction, ni l’espace du temps, quand il y va peut-être de la dimension la plus vraie de l’existence, la plus voluptueuse, la plus excitante, la plus jouée, la plus mystérieuse, s’arrachant de la mort pour en réduire quelques instants encore les pouvoirs.

L’art procède d’un savoir ésotérique, formulé ou pas – sinon, à quoi bon ?

Les phrases arrivent, ce sont des cloches sonnant toutes en même temps dans une révolution appelée Venise, ou littérature.

J’ouvre le volume La poésie est inadmissible (œuvres poétiques complètes), je lis : « Quant à ce qu’ils nomment poésie, pour moi il me faut tâcher de m’y enfoncer toujours plus profondément, en y entraînant le matériau poétique afin de l’amener à ne plus figurer qu’en moins, et cela dans les limites très étroites du seul paysage où je me déplace encore. »

J’ouvre La Montée des circonstances : « Je crois à la montée des circonstances. Je crois que la photo est empreinte de profondeur et que cette profondeur est due à la rencontre du Temps et du Beau. Juste avant la prie photographique, c’est le Temps qui règne, juste après c’est la Beauté qui a lieu. » – et voit-on comme ses nus sont bouleversants de tendresse ?

J’ouvre son livre d’entretiens avec Gilles Mora, La photographie est interminable : « Il faut toujours partir du principe, quand il s’agit de mes photos, que l’appareil photo joue le rôle d’un comparse. Il n’est pas seulement cet outil dont je me sers, c’est lui qui prend la photo et, à ce titre, il a droit au partage esthétique qui est en jeu. »

Montrer l’outil et l’ouvrage, l’acte créateur et la création, la présence et l’absence, le coït et la mort, telles furent des ambitions majeures pour un homme intranquille travaillant dans la lumière de l’outre-tombe, et dont Jean-Marie Gleize restitue avec beaucoup de pertinence critique la nécessité du parcours artistique.

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Jean-Marie Gleize, Denis Roche, Eloge de la véhémence, Fiction & Cie / Seuil, 2019, 294 pages

(Je présenterai prochainement dans L’Intervalle le journal inédit Temps profond, Essais de littérature arrêtée, 1977-1984, publié également au Seuil, événement attendu depuis longtemps par les passionnées de l’œuvre rochienne)

(Image de « une » : 5 avril 1981 Gizeh, Egypte © Denis Roche / courtesy galerie Le Réverbère)

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