Suivre la piste des Noues, réinventer nos vies, par Marielle Macé, écrivain, enseignante

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giesupe-penone-arbre-04Attentive à la précarisation des existences, et aux conditions de l’invivable, Marielle Macé, enseignante à l’EHESS, écrivain, récuse dans un petit livre très stimulant, Nos cabanes (Verdier), le monde des « places » qu’on nous impose, misant avec les forces de la jeunesse sur d’autres destins possibles que ceux, réduits, ridicules, que la société nous assigne.

Considérant la littérature comme un « guide en attention », en formes précises, et d’écoute fine des enjeux langagiers, l’auteure de Sidérer, considérer s’intéresse, pour les soutenir, à des « styles d’être » permettant d’entrevoir une sortie par le haut de l’infernale machine à broyer les humains qu’est le capitalisme en son stade avancé de corruption.

Proposant dans son essai poétique, c’est-à-dire ouvert à l’aventure des mots qui le constituent, une « écologie des liens », la chercheuse révèle quelques manières de dire aujourd’hui « nous » sans naïveté, ni abandon de l’innocence.

Travaillant à la reconnaissance d’un parlement des vivants élargi, incluant l’ensemble des êtres de la nature, Marielle Macé associe la force du poème à celle de la politique en ce que l’un et l’autre, par la parole alliée au geste engagé, permettent une ouverture à des formes de vie inédites, entre tact et colère, combat et amitié, ou amour comme célébration du vivant en tant que vivant, dans l’invention très enthousiasmante d’un nouveau « réseau social de mains ».

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Nos cabanes est un livre devant beaucoup à la force de vie et d’inventivité de vos étudiants à l’EHESS. Que percevez-vous à leur contact ?

Toute une partie de ce livre est née, en effet, du dialogue avec de plus jeunes, et du sentiment qu’une « place » est d’emblée aujourd’hui refusée aux jeunes gens. Beaucoup de mes étudiants ont l’impression d’entendre ça depuis toujours : qu’il n’y aura pas de place pour eux, pas de travail, peut-être pas de logement, ni de soins, ni surtout de prise sur leur propre futur, en tout cas pas « comme nous ». De façon plus large, l’expérience sociale aujourd’hui correspond souvent à ce phénomène (que Luc Boltanski a mis en avant, sans jamais céder sur son intention critique) : se savoir objet de sélection, devoir attendre qu’on vous choisisse, qu’on vous prenne, qu’on vous reprenne ; je crois que c’est un aspect très important dans la précarisation des vies. Or certains jeunes gens, surtout quand ils s’y mettent à plusieurs, parviennent parfois à braver cette espèce de malédiction, et avec panache : il n’y a pas de place, alors ne voulons pas d’un monde de places, semblent-ils dire. C’est ce que j’essaie de dire avec cette formule, « faire des cabanes ». Faire des cabanes ici ce n’est pas se faire une petite place, réinstaller un bout de vie dans un endroit où ça ne gênerait pas trop, c’est justement accuser ce monde de places, de places faites et de places refusées. Réclamer d’autres façons de vivre, parfois de façon très matérielle, mais aussi en s’appuyant sur la pensée, l’imagination, l’amitié… Ce n’est pas la dictée d’une solution, c’est la décision de s’équiper, en pensées, en habitudes, en imaginaires partagés, en liens, en gestes, pour « vivre dans ce monde abîmé » (c’est le titre que nous avons donné à un numéro récent de Critique), un monde abîmé de toutes sortes de façons, écologiques sociales, mais abîmé par des pratiques précises, celles du capitalisme avancé et ce qu’il fait aux vivants, aux sols, aux liens, au sentiment même du commun. Je suis convaincue moi aussi que ce n’est pas d’un monde de places que nous avons besoin, mais d’un monde de liens — un territoire non de points à occuper, mais de lignes à tracer, entre des états de réalité très différents. Il s’agit de faire des liens, et donc aussi d’en défaire d’autres, en se demandant à qui, à quoi on veut vraiment s’attacher : quels nœuds, quels « nous ».

Au contact des étudiants, c’est aussi la manière et les raisons d’enseigner la littérature qui ont bougé pour moi. J’enseigne à l’EHESS, en dehors du cadre strict des études littéraires, à des étudiants qui appartiennent à des disciplines très variées à l’intérieur des sciences sociales. J’essaie de leur montrer que l’on peut réfléchir avec la littérature et pas seulement sur elle. Cette situation d’enseignement m’a convaincue que la littérature peut être comprise non pas simplement comme un objet, mais comme un allié, une puissance, une méthode même, en particulier lorsque l’on se penche sur la précision de ses formes, sur tout ce que peut une forme ; une méthode donc, et en l’occurrence un guide en attention, notamment en attention aux formes de la parole, aux enjeux de la phrase, aux « manœuvres de langage » comme disait Valéry, tout autant qu’aux formes de vie ; un guide en attention, c’est-à-dire aussi, je le crois profondément, un instrument de lutte contre l’indifférence.

Ce livre est-il par excellence une cabane honorant d’« autres styles d’être », poursuivant en cela les recherches développées dans Styles. Critique de nos formes de vie (Gallimard, 2016) ?

J’espère. C’était la conviction sur laquelle se refermait cet essai, Styles : s’intéresser vra iment à la question des « formes de vie », c’est toujours en réclamer d’autres ; il s’agit d’imaginer des façons de vivre autrement, vouloir que le monde soit autre, et sentir qu’il l’est déjà en certains points du territoire, dans certains gestes, certaines pratiques, dans certains « styles d’être » effectivement déjà « autres ». Avec Sidérer, considérer, je cherchais déjà à me pencher sur d’autres formes de vie. Avec Nos cabanes, la démarche est la même (d’ailleurs les « terrains » se jouxtent dans ces deux livres). Il s’agit d’honorer des façons de faire, pas centrales, pas forcément visibles, de soutenir des vies qui se tentent, qui s’essaient, des liens en formation, et en tout cela, d’élargir la « zone à défendre ».

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Nos cabanes est-il un tiers texte comme il y a des « tiers paysages » (Gilles Clément)?

Ah, c’est une belle idée, qui fait envie ! C’est peut-être un « tiers texte » en effet, au sens où il se situe hors des grands genres, au carrefour de plusieurs types de parole, et qu’il prend la tangente : c’est un essai, avec tout ce que l’essai peut avoir d’engagé, mais aussi de vulnérable : ni tout à fait savant, ni tout à fait poétique, un peu de l’un et de l’autre mais fragile sur chacun de ces bords.
Un « tiers texte » aussi dans la mesure où il observe des lisières, des marges, des lieux délaissés qui font refuge à une diversité qui est ailleurs chassée, ou négligée. Dans ce livre, j’ai avancé derrière un nom qui parle de ce genre de lieux : « les noues ». Dans la région d’où je viens, à côté de Nantes, c’est un mot très fréquent, qui désigne des façons de faire avec les eaux. Une « noue » est un petit fossé herbeux, aménagé ou naturel (l’ancien bras mort d’une rivière par exemple), qui recueille les eaux de pluie, permet d’en maîtriser le ruissellement, de reconstituer les nappes souterraines et de ménager les terres. Les noues forment des abris végétaux, limitent la pollution, protègent des inondations les villages qui y sont exposés depuis les campagnes de remembrement. J’ai retrouvé ce mot à Notre-Dame-des-Landes, où un lieudit porte ce nom, et continue de le porter malgré les destructions et les délogements : La Noue ; et plusieurs autres : La grande Nohe, La petite Noue, La Noë verte… Et ce nom a fait évidemment venir d’autres mots, qui me sont devenus très précieux (c’est ce qui justifie une démarche poétique, c’est-à-dire une pensée qui saisit tout mot comme une chance) : l’appel à une écologie des liens, l’envie d’inventer des façons de dire « nous »… Je me suis suspendue à ce mot comme à ma chance, la chance de laisser revenir mon vieux pays, mon vieux pays tout neuf, tout étonné par ces luttes dont il se voit aujourd’hui capable. C’est toujours un peu comme ça un essai, ça s’écrit en s’agrippant à un mot comme à un fil, en essayant de le tirer un peu plus loin, en le laissant partir, en le laissant rêver, en l’exagérant aussi. Benjamin le disait à sa manière : l’essai avance derrière l’image qu’il s’est donnée comme un bateau derrière sa voile…

Vous citez Camille de Toledo, Mathieu Riboulet, Patrick Boucheron, publiés comme vous chez Verdier. Faut-il comprendre que cette maison d’édition construit un archipel de cabanes ?

Il y a un grand attachement à Verdier, cela ne fait aucun doute, et avec Verdier à tout un engagement dans la littérature et pour la littérature ; mais aussi au Banquet du livre, aux paysages de Lagrasse, à ceux qui s’y rassemblent tous les ans au mois d’août autour d’une interrogation continue, fervente. Mais je crois qu’il faut se prémunir contre les tentations de chercher dans nos liens des refuges ou des occasions de tourner le dos aux conditions du monde présent ; si les livres peuvent être des « cabanes », ce ne sera pas au sens de petits abris, à l’écart, de petits îlots de pratiques préservées. Cela fait partie de ce que je tente de dire avec ferveur dans ce texte : les cabanes, c’est-à-dire des inventions de manières de vivre dans ce monde abîmé, il y en a de toutes sortes, certaines aimables, d’autres pas du tout, certaines subies, d’autres choisies, certaines accueillantes, d’autres irresponsables (quand on y joue aux démunis) ; et elles sont toutes co-construites par le pire et par les gestes qui lui sont opposés. Il ne s’agit donc pas de nourrir le rêve d’une vie recluse, mais de tourner le regard vers toutes les tentatives d’élargissement, de luttes contre les rétrécissements.

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Votre réflexion se nourrit de celle de nombreux poètes. Me venaient à l’esprit en vous lisant la planète Armand Gatti et sa politique de la parole errante, mais aussi, dans un autre registre, l’épique intime d’un Franck Venaille, très attentif comme vous à la logique des rives (La Descente de l’Escaut, 1995). Ces deux écrivains font-ils partie de votre géographie intellectuelle et sensible ?

Je ne connais pas bien Gatti, il faudrait que je le lise beaucoup mieux, puisque vous avez perçu des liens ! En revanche, vous avez raison, La Descente de l’Escaut fait partie des textes les plus précieux pour réfléchir à un point qui m’importe beaucoup, cette solidarité entre poésie et anthropologie élargie que j’essaie de construire dans la troisième partie de Nos cabanes — une solidarité entre le mouvement d’élargissement qui est intrinsèque au poème, et une anthropologie désormais étendue à toutes sortes de vivants : les fleuves, les fantômes, les bêtes, les arbres, les vents…

Je suis convaincue en effet que la poésie a son rôle à jouer dans l’élargissement du parlement des vivants que beaucoup réclament aujourd’hui de leurs vœux, de Viveiros de Castro à Latour ou à Descola, avec les enjeux politiques et juridiques que cela suppose. Et si elle a ce rôle à jouer, c’est parce qu’elle ne s’empresse pas de donner la parole, ou de singer des voix, mais qu’elle nous invite à assumer notre responsabilité d’êtres parlants devant ces façons tout autres de faire du sens qui émergent dans le monde sensible, qui l’animent de pensées et de significations. Je suis par exemple très touchée par cette mise en garde initiale du recueil de Franck Venaille : « ça ne s’exprime pas, peut-être est-ce muet de naissance, bien peu de soubresauts, de plaintes, seul un murmure diffus… », et pourtant : « ça ressemble à un humain, ça en verse les larmes »…

On peut penser à La Descente de l’Escaut donc, rivée à des berges d’enfance, dérivante, pleine de remous, qui « regarde l’eau dans les yeux », mais en vérité aussi à beaucoup d’autres poèmes, lorsque précisément ils sont attentifs à ce qui ne parle pas, qu’ils ne cherchent pas à faire parler à toute force les choses de la nature, mais qu’ils font face à leur silence, aux formes de leurs bruissements, de leurs murmures, à leurs façons très différentes de signifier et par conséquent de nous « dire » quelque chose ; sur ce versant des eaux, par exemple : les pages de Ponge ou de Philippe Beck sur la Loire, celle de Jacques Darras dans L’Indiscipline de l’eau, celles de Jean-Christophe Bailly sur la personnalité des rivières et leur façon d’inscrire en coulant des pensées dans le paysage, celles de Dominique Meens sur l’écriture des vagues… Ou, sur un autre front, qui m’importe tout autant, la véritable pluie d’oiseaux qui tombe en ce moment sur les pages de la littérature la plus contemporaine, chez tous ces poètes qui écoutent les oiseaux chanter, mais aussi non-chanter, tomber, se taire, nous dire quelque chose sans pourtant rien nous adresser… L’important pour moi est de prendre tous ces textes, ensemble, dans leur singularité et leur solidarité, de construire des pelotes de sens à partir d’efforts très nombreux, lorsqu’ils me semblent faire preuve de la même qualité d’attention, de la même écoute des choses du monde — des idées qu’a le monde.

Le nom de Jean-Christophe Bailly revient à plusieurs reprises dans votre texte. Que vous apporte la fréquentation de son œuvre ? Une « intensité d’écoute » ?

Oui, une intensité d’écoute, un appétit pour les choses, et indissociablement pour les pensées qui les animent. J’admire énormément Bailly, j’apprends de lui à chaque nouveau livre. Je crois que je partage beaucoup de ses passions (en termes de sujets, de lieux, de noms propres, de vigilance pour la question des formes, de la phrase…), et j’essaie de me tenir dans le même espace que lui, sur ce territoire si particulier de l’essai, celui où l’écriture est notre instrument fouisseur, notre moyen pour saisir le réel, le qualifier le mieux possible, mais aussi l’imaginer autre, réclamer qu’il se transforme — le décrire en tant que justement on peut le transformer, en y cherchant des points d’échappée, des points d’émancipation à honorer, à intensifier, à reconnecter entre eux.

Ce qui me touche le plus chez lui, c’est cette pratique constante de l’attention, ce désir d’aller y voir, de partir, de saisir, de toucher, toucher vraiment ; mais c’est aussi, d’un mot que je lui dois, et que lui-même doit à Novalis, une force constante d’« élargissement » (au double sens d’un agrandissement et d’une libération) : cette façon qu’il a de toujours tenir les choses pour des « envois », des appels. Chez lui un chevreuil n’est pas « seulement » un autre être vivant, c’est une piste à suivre, si l’on peut — exactement comme une pensée que l’on aurait à entendre. Chez lui, ce qui rend un pays habitable ce sont toutes les chances qu’il nous offre lui-même de le quitter. Chez lui, la forme d’une ville ce sont ses rivières, nos pas, et toutes ses portes qui la lui donnent. Chez lui une image est un avenir, une déclosion, et une pierre n’est pas une pierre, c’est le souvenir d’avoir été roulée par un torrent, par ce torrent, et la conscience de l’être toujours (comme avec Être fleuve, cette œuvre de Penone qui lui plaît tant). Toute chose alors apparaît comme un état du vivre et un état du sens, qui requiert une qualification, mais qui d’emblée est rouverte à sa promesse et reçue comme un appel, une piste à suivre, une voix d’où s’élève et se dilate un long récitatif : quelque chose de fini mais qui se propage. Un emportement, un élargissement, une adresse inadressée, une onde propulsant au-dehors l’intensité de sa singularité. Je trouve à cette pensée, à cette lutte constante contre les rétrécissements, beaucoup de grandeur poétique et politique.

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Les inventions de formes proposées aujourd’hui par nombre de compagnies théâtrales, pour qui le collectif est la mise en puissance des vulnérabilités associées, me semble rejoindre nombre de vos préoccupations. Cet art nourrit-il vos chemins de pensées ?

Oui, et c’est encore un point commun avec Bailly ! Mais je commence tout juste à me rapprocher du théâtre, parce que j’ai mis assez longtemps à me défaire de certains préjugés, et à comprendre ce qui, avec le fait même de la scène, s’ouvre pour la parole, pour « notre parole » comme le dit Novarina — ce qui s’ouvre n’étant pas du tout (ou pas prioritairement) le « théâtral ».

Je m’en rapproche avec mes moyens propres, ceux d’une parole pensante, sans fiction, mais que j’espère très animée, incarnée ; j’ai des petits rendez-vous pour ça à la Maison de la Poésie à Paris ; grâce à Camille Louis, j’ai désormais un projet avec des femmes dramaturges, à la Bellone (un théâtre et un espace de recherche à Bruxelles), pour mettre en scène ce texte intitulé « Les Noues » qui ouvre Nos cabanes. Et vous avez raison de parler à ce sujet de collectifs, et de vulnérabilités multiples, car c’est précisément ce qui sera en jeu dans ce projet, qui mettra en résonance cet effort poétique (qui parle des manières de s’y prendre collectivement avec l’eau, qui renoue avec d’anciennes pratiques et un ancien lexique, avec ce beau mot de « noues ») et un épisode récent de la vie d’un quartier de Bruxelles, qui a en quelque sorte signé pour les habitants l’entrée des eaux en politique (un épisode de démocratie hydraulique, une autre façon de dire « nous »)

Que nous dirait la Méditerranée si on l’invitait à comparaître devant le tribunal de l’Histoire ?

C’est un autre cas où écouter, en effet, ce que l’eau a à nous dire. Il y a aujourd’hui quelque chose comme un cri, ce cri silencieux qu’enferme le mot « Méditerranée », un mot qui a tourné, qui a été vrillé par la réalité. Sans doute la Méditerranée rêverait-elle d’être autre chose, d’être restée autre chose. Mais son nom désormais a changé, comme celui de Lesbos, ou de Lampedusa. Maÿlis de Kérangal a consacré un court récit-essai, très poignant, au revirement du nom Lampedusa : son livre, À ce stade de la nuit, est l’histoire de cette transformation d’un nom, c’est-à-dire de la métamorphose des images qu’il appelle. « Lampedusa », du bal du Guépard jusqu’à l’ensevelissement de milliers d’exilés d’Afrique : ce « nom de légende, ce nom de cinéma (…) ce matin du 3 octobre 2013, il s’est retourné comme un gant, Lampedusa concentrant en lui seul la honte et la révolte, le chagrin, désignant désormais un état du monde, un tout autre récit ». Écouter le discours de l’eau, ce serait d’abord faire qu’on ne puisse plus entendre les noms comme avant, qu’on ne puisse plus entendre « île » sans penser très exactement à ces naufrages, aux bords de l’Europe (et des bords aujourd’hui il y en a en plein centre). Qu’on ne puisse plus dire « Méditerranée » sans voir se lever, comme autant d’yeux, ces corps quotidiennement échoués. Là se dessine une tâche politique dans sa dimension la plus intime, privée, psychique : soutenir les images, et soutenir leur pensée.

Mais il y a plus, et j’essaie de le dire comme ça dans Nos cabanes : écouter le discours de l’eau, c’est écouter la précision d’une plainte, au sens juridique (accorder une personnalité juridique aux choses de la nature, c’est une question très actuelle). Une double plainte — celle de la mer polluée, celle de la mer tombeau et témoin des morts. Ce n’est pas seulement que l’eau gémisse donc, c’est qu’effectivement elle porte plainte, elle porte la plainte, elle la recueille, elle la soutient. Les tonnes de plastique qu’elle enferme portent plainte — une plainte en contrefaçon pour falsification de paysage, défiguration de la figure de nos mythes, défiguration du cosmos. Les embarcations échouées et enfouies portent plainte. Et les corps noyés, évidemment, portent plainte. Écouter le discours de l’eau, aujourd’hui, ce sera avant tout penser à ces morts échoués sur les côtes de l’Europe, aux vies perdues ; et même : instituer pour cela un tribunal. Pour entendre collectivement le discours de la mer — c’est-à-dire, décidément, ce que son silence nous « dit » —, il suffit peut-être de l’interroger, de l’inviter à comparaître. L’eau en effet peut paraître à la barre, témoigner, accuser.

C’est ce qui a animé par exemple le travail d’investigation conçu par Charles Heller et Lorenzo Pezzani, Forensic Oceanography (que je cite très souvent, car c’est un travail formidable), lorsqu’ils se sont faits les vigies actives des vies perdues en Méditerranée. Ils se sont penchés sur le cas d’un bateau abandonné à la mort, « the left-to-die boat », une embarcation de migrants qui en 2011 a dérivé pendant quatorze jours dans une zone surveillée par l’OTAN, a envoyé de multiples signaux, mais n’a jamais été secouru, et sur lequel soixante-trois personnes ont trouvé la mort. Ignorées, ces vies ont pourtant laissé des traces dans l’eau — jusqu’à celles des appels de détresse — et en déchiffrant attentivement ces traces on peut transformer la mer elle-même « en un témoin susceptible d’être interrogé ». La mer ici est une vigie, le sujet sans paix de la justice, d’une justice à faire aux vies perdues et qui furent, très exactement, tenues pour peu, comptées pour rien…

Je trouve beaucoup de force à cette démarche, exemplaire de l’élargissement du parlement des vivants dont je parlais à l’instant, car il s’agit ici de rassembler sur une même scène juridique les eaux, les survivants, les morts, et les traces (les « data ») : écouter la parole des survivants, prendre au sérieux leur témoignage ; et demander à l’eau de corroborer ce témoignage, et donc produire cette scène politique élargie, cet emmêlement de voix et de pistes très diverses d’expérience.

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Vous écrivez : « Rien, décidément, ne nous oblige à vivre « comme ça ». » Rejoignez-vous ici la question traditionnelle de la philosophie morale, telle que relayée par exemple par Judith Butler, « Comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise» ?

Oui, je rejoins l’interrogation de Judith Butler, mais je crois qu’elle excède « la question traditionnelle de la philosophie morale » ; la question traditionnelle de la philosophie morale, c’est celle de « la vie bonne » ; mais Butler hérite justement d’Adorno la conviction de ne pas pouvoir la poser en ces termes, hors sol, hors conditions sociales ou économiques, et de devoir en effet poser le problème de « la vie bonne dans une vie mauvaise » — dans un monde abîmé, décidément.

Je dois beaucoup au cadre de pensée construit depuis plusieurs livres par Butler, en particulier dans sa réflexion sur « ce qui fait une vie », ce qui fait qu’une vie est reconnue comme vie, c’est-à-dire comme digne d’être maintenue, soutenue. Butler s’élève contre une conception « existentielle » de l’idée de vie, comme si notre relation à la vie (et à la mort) état purement individuelle, alors qu’elle est toujours déjà aménagée, par des « formes de vie », justement. Elle insiste pour souligner que différentes conditions sociales et économiques doivent être remplies pour que la vie puisse se maintenir comme « vie » : la vie de quelqu’un est toujours aux mains d’autrui, elle dépend d’un « réseau social de mains » (j’ai adoré cette formule, qui reconduit à d’autres « mains », des mains de poème, celles de Celan par exemple). Il n’y a pas de vie sans des conditions qui rendent la vie possible, à des degrés divers, et ces conditions sont sociales, juridiques, écologiques…

J’ai notamment appris de Butler l’importance de distinguer la vulnérabilité (la fragilité, la precariousness), qui est également distribuée entre les vies, et la précarité (precarity), qui elle est très inégalement distribuée. Il y a des personnes qui ne semblent pas reconnaissables comme telles, des vies qui ne sont pas tout à fait, voire jamais, reconnues comme des vies. « Ce n’est pas une vie », dit-on. Oui, et pourtant, justement, c’en est toujours une, même si elle est invivable. Et la question n’est pas d’essence mais de cadres de « reconnaissabilité », ces cadres (historiques, politiques, juridiques, médiatiques…) qui façonnent des sujets reconnaissables, et qui en rendent d’autres totalement invisibles, fantomatiques, spectraux. Butler aide à comprendre cela. Mais elle aide surtout à comprendre que ces cadres peuvent toujours faire l’objet d’une critique, d’une rébellion, d’une reprise en responsabilité. C’est ce dont on aurait besoin aujourd’hui, évidemment, dans ce que l’on appelle la « crise des migrants », et qui est bien plutôt une crise de l’accueil : être convaincus qu’on a affaire à des vivants, de grands vivants même, pas à des demi-vivants.

En écrivant que « Rien, décidément, ne nous oblige à vivre ‘‘comme ça’’ », je vise précisément cette dimension critique. Je crois que cette dimension apparaît, doit apparaître, dès lors que l’on s’intéresse à la question même des formes de vie, du « comment on vit ». Parce que, lorsque l’on s’intéresse à ces questions, il ne s’agit jamais simplement de décrire les formes de nos vies, de les constater, mais toujours d’espérer ou d’accuser, d’entrer dans un discours critique, et souvent dans un mouvement d’émancipation : désigner les formes qui comptent, celles que l’on entend protéger ou, à l’inverse, accuser : les styles de vie dont on veut, dont on rêve, ceux dont on ne veut surtout pas, ceux que l’on combat, ceux dont on a peur, ceux qui mériteraient qu’on y tienne…

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Votre ligne générale ne se situe-t-elle pas dans une éthique de la sollicitude et du « tact ontologique » (Vinciane Despret) à l’époque des précarités associées ?

Oui, du tact, ou de la « considération » ; c’était d’ailleurs tout l’enjeu du travail sur le couple sidération/considération dans mon petit livre précédent, qui opposait deux dispositions, deux émotions politiques. J’ajoute que le « tact » dont il est question n’a rien de doucereux ou de maternant ; il y entre, pour moi comme pour beaucoup, de la colère, une dimension forte d’engagement et de critique, pas seulement des affects de sollicitude ou de bienveillance.

Plus récemment, j’ai été passionnée par cette formule (à laquelle elle s’arrête pourtant très peu) de Vinciane Despret. Elle parle d’un « tact ontologique » pour décrire qu’il faudrait adopter dans nos sociétés sans rites (ou supposées telles) pour entretenir de bonnes relations avec les morts : ne pas leur demander des comptes sur ce qu’ils sont ou ne sont plus, ne pas les croire habitants de quelque au-delà (ni leur refuser trop vite cette survivance), mais s’inquiéter de ce qu’ils attendent, chercher les bons gestes, se rapporter à eux de la bonne façon, les toucher comme il faut : avoir du tact.

J’aime beaucoup cette idée ; mais je crois qu’il faut aussi au tact des efforts de parole, et que la poésie y pourvoie. Le juste toucher, c’est une affaire de syntaxe, c’est-à-dire d’efforts pour créer des liens et en défaire d’autres, nouer, dénouer, renouer avec justesse les choses et les gens.

Vous employez parfois le mot « amour ». Comment ne pas le recouvrir de sentimentalisme ?

À vrai dire, pourquoi ne pas céder au sentimentalisme, aux sentiments ! On n’hésite plus, aujourd’hui, à reconnaître que l’espace politique et les enjeux collectifs sont pétris d’affect. Dans l’expérience des groupes dont je parle, artistiques, politiques, environnementaux, l’une des armes est l’amitié, la joie et la force données par les amis et par l’amour pour les amis. Et en réfléchissant à la dynamique de construction du pronom « nous », en poésie comme en politique, on ne peut pas faire l’économie de cette dimension. Plus largement, je suis convaincue, par exemple, et je le dis comme ça dans ce petit livre, que l’écologie ne peut pas seulement être une affaire d’accroissement des connaissances ou des maîtrises, ni même de volonté de préservation ou de réparation, mais qu’il doit y entrer quelque chose d’une philia : une amitié pour la vie elle-même et pour la multitude de ses phrasés, un concernement, un souci, un attachement à l’existence d’autres formes de vie et un désir de s’y relier vraiment ; ce mot m’est venu du nom de la collection dirigée par Fabienne Raphoz chez José Corti, « Biophilia », et de son formidable livre sur les oiseaux et sur son expérience d’« ornitophile ». (Je crois aussi que je prononçais déjà plusieurs fois le mot « amour » dans Sidérer, considérer ; notamment en pensant la façon dont Simone Weil définissait l’esprit de justice, qui guiderait la conviction de l’égalité radicale des vies, comme « une folie d’amour »).

Dans tous ces cas le mot « amour » entraîne, emporte, comme un tapis volant, vers une question qui a une grande vigueur politique et collective, et qui n’est pas mièvre du tout : celle de l’amour de la vie, autrement dit de ce à quoi l’on tient, de ce qui mériterait qu’on y tienne, qu’on s’y tienne, de cette réflexion collective que nous devrions avoir sur ce qu’il nous faut protéger ou défendre pour préserver notre amour de la vie ; je crois que c’est précisément pour ça qu’on fait des cabanes.

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Pourquoi rêver à des sciences humaines plus « animistes » ?

Philippe Descola dit souvent que notre cosmologie est « la moins aimable » ; il a raison, elle nous délie, et nous sentons bien qu’il y a quelque chose de rétréci dans notre rapport au monde sensible, au monde de la nature. Nous voudrions bien faire autrement, croire autrement, mais nous ne savons pas toujours comment nous y prendre pour mieux entendre les choses du monde et nous relier à elles ; au mieux savons-nous le plus souvent ventriloquer les choses du monde, parler en leur nom, en les tenant pour un interlocuteur unique (« la nature ») ; j’ai le sentiment que, plus encore que de nous rendre curieux des cultures animistes (de grands succès d’édition aujourd’hui en témoignent), cela nous rend aussi jaloux, envieux de ceux qui savent y faire, qui ont des manières plus vastes.

Or je crois qu’il y a, dans le type d’attention, d’audace et de scrupule qui anime la poésie, quelque chose qui a à voir avec cet appétit et avec les moyens de le faire vivre. J’ai commencé à poser cette idée dans Nos cabanes : qu’il y a quelque chose comme un animisme du poème, un animisme tranquille du poème, sur lequel nous pourrions faire fond pour mieux nous mêler au monde. Je voudrais aller plus loin dans cette idée, c’est le chantier que je me donne à présent, en poursuivant un travail toujours situé entre poésie et anthropologie du contemporain. L’animisme ne peut pas être un produit d’exportation ; nous ne pouvons pas nous inventer ou, pire, nous acheter des croyances ; en revanche, ce à quoi l’on peut s’efforcer, c’est à mieux s’équiper (en écoute, en pensée, en phrases, en gestes, en liens, mais aussi en prises de décision juridiques ou politiques), pour mieux circuler entre des cosmogonies très diverses, dans la conscience de leur pluralité, et de la part qu’on peut y prendre. Élargir, décidément ; je suis persuadée que le poème a à voir avec ça.

Propos recueillis par Fabien Ribéry

  • Les images accompagnant cet entretien montrent des œuvres de l’artiste italien Giuseppe Penone

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Marielle Macé, Nos cabanes, Verdier, 2019, 124 pages

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Editions Verdier

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