
Ces trois livres, il me plaît de les poser ensemble sur ma table de travail, pour écouter leurs conversations secrètes, trouver leurs chemins de concordances, les ouvrir parallèlement et l’un par l’autre.
D’abord Histoire de la photographie, de Pierre-Jean Amar, qui est la réédition en collection Que sais-je ? d’un ouvrage ayant fait date pour sa précision, notamment l’histoire des techniques, et la reconnaissance progressive d’un outil de reproduction artisanale de la réalité en art majeur.
D’Aristote à Niépce, l’ami de Willy Ronis étudie d’abord les inventions mécaniques pour copier la nature (pantographe, camera obscura), tout en retraçant l’histoire des découvertes chimiques (sels d’argent, chlorure d’argent) ayant permis l’apparition des premières images photochimiques.
Rappel ensuite de innovations des quatre grands inventeurs modernes de l’histoire de la photographie (1816-1890) et de leurs spécificités dans le progrès et la variation des techniques : Joseph Nicéphore Niépce (1765-1833), Louis-Jacques Mandé Daguerre (1787-1851), Henri Fox Talbot (1800-1877) le découvreur du calotype, Hippolyte Bayard (1801-1887), ayant fait de lui un célèbre autoportrait en noyé face au peu de reconnaissance de l’Etat pour son génie.

« En 1847, Louis Désiré Blanquart-Evrard (1802-1872), industriel lillois, apporte plusieurs améliorations au procédé de Talbot (sans y faire référence) et crée à Lille la première « imprimerie photographique industrielle » d’où 300 tirages sortiront tous les jours réalisés par plus de quarante personnes qui travaillent à la chaîne. Ces tirages sont destinés à être vendus séparément ou à illustrer des livres qu’il commandite et où ils sont collés. »
N’est-ce pas merveilleux ?
Sait-on que le cousin de Niépce est à l’origine du collodion humide, technique retrouvée et transmise de nouveau aujourd’hui, notamment au Studio Baxton, à Bruxelles, ou à Liège par Didier Gillis ?
Pierre-Jean Amar donne avec un grand sens de la maîtrise des procédés les avantages et les inconvénients du gélatino-bromure-d’argent (importance aux Etats-Unis de George Eastman, inventeur du Kodak) et de la similigravure.
Création de la plaque Autochrome en 1904 par les frères Lumière, dont les couleurs sont encore captivantes aujourd’hui, évolution des appareils de prise de vue, point rapide sur la « révolution » numérique.
Dans un deuxième chapitre, Pierre-Jean Amar analyse l’esthétique et l’utilisation de la photographie au XIXe siècle, entre portrait (Lerebours, les frères Bisson, Nadar, Napoléon Sarony, Lewis Caroll, Julia Margaret Cameron…), paysage et architecture (Charles Nègre, Gustave Le Gray, Marville, Felice Beato…), sciences et événements, notamment les guerres (guerre de Crimée avec le Roumain Carol Szathmari, Roger Fenton et les guerres coloniales anglaises, François Aubert et le Mexique, Mathew B. Brady, Timothy O’Sullivan et la guerre de Sécession, Nadar et le siège prussien de Paris en 1870), relations avec l’art, la photographie pouvant libérer la peinture du strict souci réaliste (récriminations de Lamartine et Baudelaire) .

Enfin, l’historien étudie la photographie moderne, ses liens avec le cinéma et le besoin de mouvement (Etienne-Jules Marey, Eadweard Muybridge) ; avec la sociologie et une nouvelle forme de documentation, notamment du côté des écrivains (Emile Zola, Pierre Loti, August Strindberg, Claude Lévi-Strauss, Bernard Shaw, Bernard Clavel) et des peintres (Edouard Vuillard, Pierre Bonnard, Matisse, Brancusi), mais aussi les géniaux Jacques-Henri Lartigue, Jacob Riis, Lewis Hine, James Van der Zee, Ernest James Bellocq, Jean-Eugène Atget ; avec le langage artistique (le pictorialisme avec notamment Alfred Stieglitz et Steichen), la Straight Photography (Paul Strand, Steichen encore, Edward Weston, Ansel Adam) ; avec la presse, le livre et le photojournalisme, liée à l’augmentation régulière de la vitesse de circulation de l’information (Delphot, première agence de presse en 1928, l’agence Keystone, Match, Vu, de Lucien Vogel le visionnaire…) ; avec la mode ; avec le marché de l’art.

A grands traits, forcément, Jean-Pierre Amar parvient à faire tenir dans les 128 pages de son Que sais-je ? l’histoire d’un médium devenu la signature d’une époque : « On évalue aujourd’hui à 650 millions le nombre de prises de vue journalières réalisées avec un smartphone en Europe. Qu’en restera-t-il dans l’avenir ? »
Autre défi relevé avec brio par Gilles Veneret, photographe et directeur du centre de photographie contemporaine à Lyon Le Bleu du ciel : établir pour les photographes, étudiants et passionnés d’images, « une sorte de manuel non autoritaire, une boîte à outils, un ensemble de repères » (Michel Poivert), non du point de vue strict de l’historien de l’art, mais du praticien, de l’auteur affirmant ses goûts, sa pensée propre.
Sous-titré « Pour un enseignement de la photographie contemporaine », Le discours sur la fenêtre est une forme libre concernant la fabrique d’une image, proposant des concepts, des pistes de réflexions.
« Je nomme le phénomène qui constitue l’image : « imagéation » Elle est le fruit de la combinaison d’un phénomène psychique complexe qui recrée dans le cerveau des éléments ayant été vus. »

Le propos n’est pas chronologique ou facilement scolaire, il mise sur l’intelligence du lecteur, sa capacité à se mettre au travail, à entrer en résonance, à ne pas craindre les références littéraires (Francis Ponge, Philippe Sollers, Alfred de Musset…), à penser en taoïstes, en maîtres d’arts martiaux.
On lit donc les katas de Gilles Verneret avec beaucoup de joie : mémoire et photographie / l’impression de réalité / astrologie et photographie / la dimension matérielle / la dimension énergétique / la dimension psychique / la dimension mentale.
On est du côté du ki, du flux (de mémoire, d’images, de conscience), voire d’une certaine approche gnostique de l’image, et de la définition du réel comme impossible : « Par essence, on ne peut atteindre le réel qui est absence à lui-même, mais on peut s’en approcher. Dans la vie, c’est dans le présent et dans l’oubli de la conscience que l’on en fait l’expérience la plus ressemblante, bien que l’on ne puisse affirmer qu’il s’agisse bien de lui. Le réel inatteignable : telle est sa définition la plus approchante ou improbable. »

Pour un enseignement de la photographie contemporaine ? Non, pour un enseignement contemporain – et même archipélique – de la photographie.
« Est-ce qu’une analyse fouillée d’un pan de réalité, tenant compte des implications historiques et de leur contextualisation, peut cohabiter avec une vision poétique éveillant l’imaginaire et renouveler la lecture de ce même réel revisité et réinventé ? Un poète comme Francis Ponge a tenté et réussi cette aventure avec le langage ; un photographe comme Walker Evans a lui aussi réalisé cette jonction dans son œuvre documentaire et poétique. C’est sans doute cet équilibre que nous pourrions nommer poétique de la complexité. »
Voilà justement une magnifique définition pour évoquer le travail photographique de Christine Delory-Momberger, objet d’un livre coécrit par l’auteure avec Valentin Bardawil, Le pouvoir de l’intime dans la photographie documentaire.

Imaginez une chercheuse scrutant une photographie dans un album de famille, et ne cessant depuis d’en tirer les fils, d’en produire des œuvres, de dériver avec elle, construisant un chemin de tension entre image précaire et force visuelle, travaillant une sorte d’inconscient de la photographie à la manière d’une maïeuticienne.
On est ici du côté d’un processus infini de rebonds et de dialogues, de traces mémorielles et de migrations des images, cette combinatoire produisant de très concrets effets de réel, des découvertes, des rencontres, des déplacements divers.
Entreprise expérimentale, le triptyque Exils / Réminiscences (Arnaud Bizalion Editeur, 2019) est la part cinétique dévoilée d’une image agrandie par un effet blow up.

Une histoire s’ouvre, des mots, des langues, des signes, d’autres images. Un dialogisme image-texte se met en place – un poème de Salah Al Hamdani, un texte en prose de Stéphane Duroy.
Une enquête se déroule, en trois temps, d’abord somnambulique (volume tendre les bras au-dessus de l’abîme), puis réflexive (dans le souffle du labyrinthe), et enfin de l’ordre d’un innommable (des disparus les vivants).
Les images-fantômes sont regardées comme on entreprend une catabase. On songe bien sûr au travail théorique de Georges Didi-Huberman, peut-être même à Antoine D’Agata.
Il est ici question d’exil (processus inhérent à l’image indicielle dès que se met en place, immédiatement en fait, le time is out of joint), de frontières tremblantes, d’envoûtements et d’exorcismes.

Provoquant le destin des images, l’odyssée de Christine Delory-Momberger passe par l’Italie, l’Allemagne et la déportation.
Car au fond se joue ici à travers le parcours d’une famille une histoire du mal au XXe siècle, où il faut parfois perdre totalement sa langue pour la retrouver à neuf dans le processus de création.
Valentin Bardawil : « Le médium n’est donc pas un « moyen d’expression », une « surface de projection », un instrument d’ « extériorisation ». Il est ce lieu particulier, cette matière particulière où le sujet s’éprouve dans un rapport à lui-même, où il s’expérimente et se constitue en tant que lui-même. Un lui-même qui n’est pas antérieur à cette mise en forme, qui ne renvoie pas ) une existence antécédente, à un état préétabli et substantialisé, mais qui se cherche, s’éprouve, se donne figure dans le geste même de cette recherche, de cette expérimentation, de cette création d’images. »
Pierre-Jean Amar, Histoire de la photographie, Que sais-je ?, PUF, 2020, 128 pages – troisième édition revue et augmentée
Gilles Verneret, Le discours sur la fenêtre, Pour un enseignement de la photographie contemporaine, avant-propos Alain Desvergnes, préface de Michel Poivert, éditions Loco, 2020, 144 pages
Christine Delory-Momberger et Valentin Bardawil, Le pouvoir de l’intime dans la photographie documentaire, Arnaud Bizalion Editeur, 2020, 96 pages

Pour commander : Arnaud Bizalion Editeur
Valentin Bardawil, cofondateur de Photo Doc
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Se procurer Le discours sur la fenêtre