L’ouvrage que consacre le théoricien et photographe Arnaud Claass à l’œuvre de Robert Frank, Essai sur Robert Frank (Filigranes Editions, 2018), est un livre important, tant nous peinons à dégager l’auteur du séminal Les Américains, l’ami des écrivains beat, de la seule mythologie de la route.
Arnaud Claass explore ici le travail d’un artiste aux recherches multiples, bien plus divers que le livre génial qui l’a fait connaître.
Se déployant sur soixante années de production, son œuvre de photographe et de cinéaste est bien davantage un continent méconnu, voire une terra incognita, que la répétition d’un seul ouvrage.
Arnaud Claass voit en Frank un étranger de présence souveraine, ne craignant ni l’ennui, ni la solitude, ni la dimension épiphanique de l’existence.
Si Dieu gît dans les détails, il réside aussi dans la plénitude de l’instant, dont l’accueil fonde la liberté du grand artiste américain.
Indépendant au suprême et d’une modestie qui enseigne, Frank possède un regard d’une très grande acuité, donnant le sentiment d’un accord complexe avec ce qui vient, dans la rencontre entre l’extérieur et ce qui se développe en soi d’un double espace d’unité et de déchirure.
Contemporain car inactuel, Frank invente un chant où Paul Klee, Samuel Beckett et la rue se trouvent réunis dans un même plan-séquence.
Comment, par quelle voie, avez-vous découvert votre premier livre de Robert Frank ? Quelle a été votre réaction ? Avez-vous très vite perçu son importance pour l’histoire de la photographie ?
J’ai tout simplement acheté The Lines of My Hands en 1972 dans un lieu que les Parisiens de ma génération et de la suivante ont bien connu, la librairie La Hune, dont l’ouverture du rayon photographie avait été une divine surprise. Je connaissais déjà Les Américains et les grandes références de la photographie moderne. J’ai réagi avec une sorte de stupeur admirative devant un ouvrage dans lequel Frank confirmait sa maîtrise légendaire tout en la mettant volontairement en déroute. Le livre donnait une forme au chaos, ou plus exactement une anti-forme qui n’était pas simplement un saccage mais une investigation rigoureuse des aléas du récit de soi à travers le récit du monde.
Pourquoi avoir décidé d’écrire un essai sur ce photographe ? Est-il si méconnu ? L’a-t-on trop facilement enfermé dans l’image d’un auteur beat doublé d’un cinéaste expérimental à l’œuvre quasiment invisible ?
J’ai eu le désir de saisir les modalités de mon rapport à cette œuvre mythique, peut-être pour mieux me comprendre à travers elle : sa subjectivité est une incitation pour celle du spectateur. En étudiant la logique interne de Frank, ses antécédents revendiqués, ses goûts artistiques et littéraires, j’ai trouvé son travail de plus en plus réfractaire à toute interprétation univoque, en particulier sous l’angle de la culture beat. Les écrivains de cette mouvance l’ont marqué par leur liberté (et par leur rigueur, on ne le dit pas assez) mais on a eu trop souvent tendance, dans l’abondante littérature qui lui est consacrée, à réduire tout cela à la mythologie de « la route ».
Quant à son cinéma, il réussit ce tour de force de tourner le dos à la fois aux conventions du film commercial, à la réflexivité parfois ennuyeuse du cinéma expérimental et à l’idéal documentaire du type « comme si je n’étais pas là » (à la Wiseman). Ses films ne sont pas « difficiles », ils veulent mettre à nu et à cru les aspérités de la vie autant que celles du filmage.
Je voulais aussi corriger un penchant à assimiler l’œuvre de Frank au seul ensemble Les Américains. Stephen Shore considère qu’il y a des artistes aptes à une recherche continue sur toute une vie, d’autres qui sont ceux d’une seule œuvre géniale. Il place Frank dans cette seconde catégorie. C’est une lourde erreur. Malgré sa très vive intelligence, je crois que Shore reprend ici une idée convenue. Les choses ne sont pas si tranchées. The Lines of My Hands est l’un des autres chefs-d’œuvre de Frank. La temporalité de la production frankienne globale, ses jeux image/mot à partir des années 1970, son travail de cinéaste ont raison de ce cliché. Il faut avoir une vision plus organique, plus « intégrale » des soixante années de production de Robert Frank, y compris dans ses quelques moments plus faibles, qu’il reconnaît d’ailleurs lui-même. En littérature, Peter Handke soutient qu’un écrivain génial à chaque ligne de chaque page de chaque livre ne serait pas un vrai écrivain.
Sur quoi repose la liberté de Robert Frank ?
Sur sa disponibilité au moment présent, sur sa versatilité stylistique et sur sa volonté farouche de ne se laisser enfermer par rien, surtout pas par sa légende.
Pourquoi la publication des Américains en 1955 a-t-elle fait scandale aux Etats-Unis ? Inaugure-t-elle une nouvelle ère photographique, précisément au moment où Steichen monte son exposition ‘humaniste’ fameuse, Family of Man ?
On sait les commentaires exécrables suscités par Les Américains outre-Atlantique au moment de leur première parution : livre qui se complaît dans le pessimisme, technique douteuse, et de quel droit un Européen peut-il…, etc. Dans des arts différents, Zabriskie Point d’Antonioni et Amérique de Baudrillard ont connu les mêmes déboires à leur sortie aux États-Unis. Mais contrairement à ces deux auteurs, Frank est devenu une idole américaine parce que beaucoup de très jeunes photographes états-uniens partageaient sa lucidité implacable. Grâce à lui, la valeur paradoxale de l’extrême causticité comme partage empathique s’est imposée comme un nouveau paradigme dans l’histoire de la photographie. Cela dit, le fait que Steichen ait intégré Frank dans Family of Man montre que son projet d’exposition ne peut être totalement assimilé à l’idéalisme sentimental qui le portait. D’un point de vue stylistique, même des artistes aussi peu émotionnels en apparence que Winogrand ou Friedlander n’auraient pu déployer leurs syntaxes sans Robert Frank. On peut en dire autant de photographes actuellement en pleine possession de leurs moyens comme Paul Graham et en Europe Paulo Nozolino ou le discret Marc Trivier. Il y a aussi ceux qui confirment par la négative qu’il y a un avant et un après Robert Frank. Ils disent avoir été littéralement tétanisés par la force des Américains, au point de considérer qu’on ne saurait faire mieux en photographie de constat et que dorénavant il faut obligatoirement faire de la mise en scène. C’est du moins l’expérience que Jeff Wall dit avoir vécue. Je pense que cette manière de voir est infondée. Wall n’est pas un très bon instantanéiste, c’est tout. La persistance et même le regain d’intensité actuel de l’instantané de constat prouvent qu’aucune œuvre, même absolument magistrale, ne peut à elle seule tuer un genre.
En quel sens a-t-on pu comparer cet ouvrage à Moby Dick ?
Ce rapprochement concerne la dimension épique mais aussi l’immense métaphore de la réversibilité monde intérieur/monde extérieur. Ce roman affronte l’animalité comme image de nos démons endogènes. Frank annonce bien dans une certaine mesure les deux registres en disant qu’il observe le monde en regardant en lui-même, mais je ne suis pas sûr que l’équation entre les deux œuvres soit très subtile.
The Lines of My Hand (1972) vous semble-t-il aussi considérable que le best-seller The Americans, publié pour la première fois en France chez Delpire en 1958 ? Comment comprendre ses collages des années 1970 ? Frank n’est-il pas aussi un formidable expérimentateur de formes ?
The Lines of My Hands est une prouesse de désorganisation narrative qui retourne le genre comme un gant. Ce livre ne pouvait connaître le succès phénoménal des Américains, qui malgré sa puissance est d’un abord plus aisé.
Une autre erreur a consisté à regarder les assemblages de Frank à l’aune du genre combine painting élaboré par Rauschenberg. Ce dernier cherchait l’impact immédiat dans une complexité technique. Il était en quête d’une forme d’objectivité. Les assemblages de Frank sont plutôt des exclamations visuelles et verbales à la simplicité radicale, des poèmes de l’instant, parfois des phrases photographiques à la linéarité rêveuse.
Vous faites dialoguer l’œuvre de Robert Frank et l’histoire de la peinture, notamment américaine. Quel est précisément le rapport du photographe à la peinture de son temps, mais aussi quel lien entretient-il avec la musique ?
Je suis persuadé que l’influence de Paul Klee sur le tout jeune Frank a été déterminante : concentration des formats, économie des formes, frôlements littérature-arts visuels. Quant aux peintres américains de l’action painting, ils ont été des déclencheurs, comme les écrivains beat. Frank a eu Franz Kline pour voisin, il fréquentait aussi Willem De Kooning. Ce qu’il dit de ses premières années américaines dénote le jeune Suisse un peu coincé qui découvre avec effarement qu’à New York on peut bazarder les conventions devant sa toile ou sa page, s’habiller ou penser comme on veut sans que personne ne trouve à y redire.
Son rapport à la musique est commandé par les rencontres, en particulier dans sa pratique du cinéma : la tournée américaine des Stones, les amitiés avec Patti Smith et Tom Waits, l’influence exercée sur Bruce Springsteen. L’un de ses plus beaux films est About Me : A Musical. Frank y filme des musiciens de rue, des hippies jouant de leurs instruments sur une colline, et dans l’épilogue des détenus noirs dans leur prison texane, chantant en chœur. Le filmage vibrant de cette scène inoubliable comporte une part d’identification à leur souffrance.
Quelles parentés voyez-vous entre l’œuvre de Frank et celle de l’écrivain suisse Robert Walser qu’il apprécie particulièrement ?
Frank aime chez Walser l’art de trouver l’intensité dans les détails de la vie ordinaire et dans une précision descriptive un peu hallucinée.
Comment analysez-vous la faculté de Frank, maintes fois relatée, de se rendre invisible lors de la prise de vue ?
C’est l’une des questions les plus délicates. Ralph Gibson, qui a été son assistant, en était fasciné. Frank parvient à être couleur muraille en ayant l’allure d’un pauvre hère. Cela dit, on ne doit pas tomber dans des interprétations mystiques. Frank, comme Winogrand, est un technicien brillant et cela vaut aussi pour sa rapidité d’exécution à la prise de vue.
Aux Etats-Unis, Robert Frank jouit-il aujourd’hui du même prestige qu’en France ?
Je me demande même si son prestige n’est pas encore plus grand aux Etats-Unis… et dans le reste du monde. Bien sûr, en France son importance est incontestée mais il faut dire qu’ici on n’a jamais vu d’accrochages comparables aux extraordinaires prestations du Whitney Museum de New York, de la National Gallery de Washington, de la Tate Modern de Londres, de l’Albertina de Vienne, où chaque image respire amplement par rapport aux autres. À l’inverse, l’exposition Beat Generation à Beaubourg a plongé dans le piège catastrophique consistant à accrocher les images des Américains en linéaire à touche-touche, sous prétexte de s’en tenir à la séquence du livre. Ce parti-pris est impardonnable. Ce n’est pas parce que le livre a un déroulé régulier qu’on peut le transformer impunément en une sorte de bande filmique. La force des images individuelles comme autant de sidérations en est littéralement rabotée.
Robert Frank a-t-il tenté très tôt de fuir les pièges de la renommée ?
Pour ainsi dire dès qu’elle est venue ! Son rapport à cette question est existentiel : la renommée peut tuer parce qu’elle pousse à refaire ce qu’on sait faire.
Quel est selon vous le rôle de sa compagne June Leaf concernant l’ambition de Frank de ne pas distinguer la photographie de la vie, et d’endurer jusqu’au bout cette morale esthétique ?
Dans le documentaire Leaving Home, Coming Home que lui a consacré Gerald Fox en 2005, il y a un passage très drôle où l’on voit le couple d’artistes parler du travail au quotidien. Frank dit admirer que June ait une idée par jour alors qu’il arrive tout juste à en avoir une par mois ! De mon point de vue, ne pas distinguer la création de la vie, c’est d’abord cela : ne rien forcer, ne rien héroïser. Endurer, mais sans posture. D’où l’art frankien de photographier ou de filmer même lorsqu’il n’y a apparemment rien à voir.
Frank a perdu deux enfants. Ces deuils ont-ils modifié ou approfondi sa perception de l’acte esthétique ?
Cela me paraît incontestable. Mais je pense qu’ils ont dramatiquement avivé la tendance déjà présente à une acuité perceptive extrême et à une introspection en acte. Dans son livre Houshold Inventory Record (2013) les images accolées d’une lampe éteinte puis allumée peuvent devenir immédiatement une allégorie de la perte et de la mémoire vive.
Vous liez Alain Resnais et Frank, notamment les films L’Année dernière à Marienbad, Hiroshima mon amour et Nuit et Brouillard. Peut-on comprendre la photographie de qui est né juif en Suisse en 1924 sans considérer le trou noir de la Shoah ?
En 1945 le tout jeune Frank a photographié ruines et réfugiés en Europe. Il avait grandi à Zurich dans une famille hantée par le spectre d’une invasion nazie de la Suisse. À mes yeux, ce trauma est à considérer conjointement au sentiment exilique du peuple juif. Il y a une relation à la Terre promise et son rapport initial d’immigrant à l’idéal de la démocratie américaine a quelque chose à voir avec un Éden – je dis bien l’idéal de cette démocratie, pas ses manquements terribles, auxquels on sait qu’il est hypersensible.
Frank est-il resté un Européen vivant aux Etats-Unis ?
Absolument. Cela se sent encore dans l’entretien public qu’il a eu récemment à New York University avec Gerhard Steidl.
Pourquoi écrivez-vous que « dans un sens l’œuvre de Frank est ‘anachronique’ » ? Parce qu’elle est taciturne quand le bavardage a remplacé l’œuvre, ou pire encore la gonfle comme un pantin d’hélium ?
Les images bavardes, si abondantes de nos jours, ne font que communiquer. À l’inverse, celles qui sont taciturnes laissent au spectateur une liberté de pensée. Si aujourd’hui tant de jeunes photographes admirent Frank, c’est parce qu’il est « anachronique » par rapport à une certaine illusion académique actuelle, celle du photographe (ou du cinéaste) comme sujet supposé savoir, génératrice d’un ennui profond et d’une prétention rhétorique insupportable. La « gonfle » dont vous parlez, je l’ai rencontrée souvent dans le milieu enseignant. L’idéologie pédagogique est souvent victime de l’idée absurde selon laquelle un bon artiste est un artiste qui sait à tout moment exactement ce qu’il fait et pourquoi il le fait.
Vous évoquez dans votre essai Hermann Broch. Frank aura-t-il photographié en somnambule, ou cette sensation de monde flottant procède-t-elle essentiellement de la conception de la maquette de ses livres ?
Les deux. Les mises en séquence de ses livres reposent sur des associations sensorielles plutôt que programmatiques. Pour le dire autrement, elles relèvent de ce que Jankélévitch appelle la « précision vague ».
Comment Frank, qui est un lecteur fervent de Baudelaire, Proust, Joyce et Hemingway, considère-t-il la question du temps ?
Question complexe. D’un côté il y a chez lui la transcription poétique du « temps banal » (le rapport au passé, l’âge…) et de l’autre une incontestable dimension épiphanique (moments de révélation, intense participation au monde). Selon moi, ses instants ne sont pas anti-décisifs, ils sont « décisifs autrement » : aptes à saisir les passages à vide de la langueur, de la maussaderie, de la défection référentielle, par exemple dans une bourgade quelconque ou une pièce vide. Ce sont précisément des phases où l’épaisseur du temps se donne à vivre. Je pense ici à l’importance reconnue de l’ennui pour les enfants : à un enfant qui ne s’ennuie jamais, il manque quelque chose.
Il y a dans son art tout un jeu de décalages formels. Est-il brechtien ?
Frank me paraît plutôt beckettien. Son film Keep Busy (1975) a quelque chose de l’absurdité du dramaturge irlandais, mais avec une coloration hippie et aussi Living Theatre. Peut-être pourrait-on le rapprocher du tout dernier Brecht, celui de certains poèmes centrés sur la vie de tous les jours. Frank cherche les décalages et le chaos, souvent avec une certaine brutalité, mais pas la distanciation comme leçon édifiante.
En tant que cinéaste, comment Frank pense-t-il le plan séquence ?
Chez lui, le plan séquence est à mes yeux un effet de réel mettant fortement en jeu le corps du cinéaste. Sa caméra est une caméra-corps autant qu’une caméra-œil. En général, les plans de son ami Jonas Mekas sont plus tremblés, ses montages plus pointillistes. Pourtant, en décembre 1990, Mekas a tourné son film A Walk, un unique plan séquence d’une heure exactement, au cours d’une marche à travers New York. Or quelques mois auparavant, Frank avait réalisé One Hour, également en un seul plan séquence d’une heure, montrant un périple alternant marches à pied et déplacements dans une fourgonnette tapageuse. Le film de Mekas est calme et introspectif, celui de Frank absolument frénétique dans son mélange de réel et de réel simulé.
N’y a-t-il pas chez lui un humour discret trop peu perçu généralement par ses commentateurs ?
Sa dimension humoristique a pourtant été relevée par certains critiques de cinéma, comme on peut le lire dans le livret accompagnant le coffret de son œuvre filmique récemment publié par Steidl. Plusieurs assemblages photographies-mots sont marqués par l’autodérision (4A.M., Make Love to Me). Dans une séquence du film True Story (2008) sa voix off énonce en une sorte de poème-liste le catalogue des petites misères physiques du grand âge. Ailleurs il filme avec humour sa bagarre avec ses essuie-glaces et le dégivrage de son pare-brise opaque alors qu’il conduit son pick-up sur le chemin de sa maison défoncé par le gel. Parfois, comme je l’ai dit, l’humour prend un ton plus beckettien (Keep Busy).
Comment décrire son amitié avec le photographe Louis Faurer ?
C’est une rencontre de circonstance, reposant sur un refus commun des stéréotypes du mauvais photojournalisme et sur une fascination pour la solitude urbaine. Ils ont beaucoup photographié ensemble autour de Times Square. Mais leurs cadrages diffèrent, et plus encore leurs rapports au tirage.
Qu’a-t-il appris de Bill Brandt, dont l’œuvre a constitué l’une de ses influences importantes ?
Justement, Brandt a inspiré le rapport de Frank au tirage, tout au moins au début de sa maturité. Dans des images célèbres comme US 285, New Mexico, avec sa route qui file droit devant à travers le désert, il a fortement assombri les tonalités. Déjà auparavant, lorsqu’il photographiait la vie minière du Pays de Galles, il connaissait le travail de Brandt sur les mineurs du Nord de l’Angleterre. On oublie souvent le souci extrême de Frank pour la technique, même s’il s’agit de travaux simplement hirsutes en apparence. Le « réalisme magique » souvent attribué à Brandt a trouvé un écho chez Frank et j’y vois une résonance, certes très lointaine, du surréalisme.
Aurait-il cherché par la photographie envisagée comme expérience de rencontre du mystère de chaque être à vivre en sage ?
Dans une certaine mesure oui, mais une fois encore il convient de se méfier des interprétations mystiques. On sait qu’à partir de 1971 il a partagé sa vie entre New York et la maison de pêcheur qu’il a rafistolée, dans cette Nouvelle-Écosse au climat très rude, au bord de l’océan, dont il a photographié et filmé, avec un sens aigu de l’énigme du monde, l’environnement naturel, les vagues, le vent, les chevaux, les vaches, les corbeaux, et même les mouches. Mais il a accepté des commandes par intermittence, des charges d’enseignement, quelques séjours d’artistes, une commande de la télévision allemande. Beaucoup de ses films sont immergés dans des petits groupes sociaux (les militants écologistes de Liferaft Earth, les laissés-pour-compte en tous genres…). Dans ses phases de retrait, il peut protéger sa solitude de façon féroce, mais il est capable d’élans de générosité immédiats. Je connais des membres d’une équipe de tournage qui s’est trouvée en panne de caméra sur une route voisine de chez lui à Mabou : Frank, qui passait par hasard au volant de sa voiture, les a invités sans hésiter à venir essayer de trouver une pièce de rechange dans sa maison. La sagesse de Frank, c’est peut-être Jonas Mekas qui l’évoque au mieux dans une interview vidéo : il s’y dit effaré non seulement par la modestie de son ami, mais par son indépendance quasi animale, par ses réticences à se rendre aux mondanités où on aimerait l’avoir, tant il préfère pouvoir traîner dans les rues sans être reconnu.
N’y a-t-il pas chez lui une pudeur extrême, une précaution envers l’autre, qui n’est pas qu’un pli intime, mais une manière d’envisager le politique ?
Il fait preuve d’une grande pudeur en effet, mais qui se brise parfois dans ses films (l’amorce de la scène de sexe dans Me and My Brother). Il ne réduit jamais les autres à leur position de victimes, fussent-ils condamnés par l’injustice raciste à cent ans de prison. Dans ses photographies, cette maîtrise est légendaire mais elle va au-delà du leitmotiv un peu empesé de la « dignité ». Frank partage avec Mekas une conscience aiguë des violences sociales mais aussi une conviction : il peut y avoir du politique dans l’art, mais pas de la politique politicienne.
Pourquoi mettre si régulièrement en regard dans votre livre le tout-venant de la production des images venues d’Internet et l’œuvre de Frank ? Y aurait-il un malentendu sur ce que photographier ou filmer veut dire de la part de la jeune génération adepte du flou, de l’informe considéré comme pourvoyeur de vérité et de la posture impressionniste ?
C’est l’un des problèmes les plus intrigants de l’histoire croisée des arts et de la technique. Maintenant que tout le monde peut filmer à l’envi partout et dans toutes circonstances, comment se joue cette différence manifeste entre le filmage inapprivoisé du tout-venant des vidéos qui inondent Internet (miniaturisation des machines à voir, mobilité extrême, plans-séquences…) et les films de Frank ? C’est que ces derniers, s’ils semblent jouer avec l’insouciance technique et la désinvolture narrative, répondent aussi à une exigence très réfléchie de déjouement. Ils entravent constamment les attentes du spectateur, ce qui n’est pas le cas des productions qui inondent le Web – attention, je ne dis pas qu’Internet se réduit à cela, je dis que ces produits dominants ne visent pas une réception complexe mais la satisfaction de simples besoins d’assouvissement et d’identification. Il faut encore préciser que Frank travaille souvent avec une monteuse de première force, Laura Israel.
Vous citez à plusieurs reprises Christian Metz et Roland Barthes. Vous considérez-vous comme un sémiologue ?
Metz et Barthes ont apporté beaucoup, mais le problème, c’est que comme beaucoup de sémiologues, ils avaient une connaissance très faible de l’histoire de la photographie, de la richesse de sa scène contemporaine – éternel malaise français, qui n’est pas encore entièrement dissipé. Je suis également perplexe devant la tendance à voir du sens partout. Je n’aime pas beaucoup l’œuvre photographique de Baudrillard mais j’adore sa façon de penser la photographie comme un moyen de montrer que les choses résistent au forçage de la signification : victoire de l’objet sur le sujet.
Une lecture cézanienne, et même heideggérienne, de l’œuvre de Frank n’est-elle pas envisageable, notamment concernant la tentative de libérer la chose en l’objet ?
Dans mon livre, j’évoque l’historien d’art Jean Clay. Il soutient qu’avant Cézanne, on ne pouvait peindre que ce qui est pensable. Ou pour le dire autrement : Cézanne a été le premier à donner à voir l’infigurable. Il a réussi à s’introduire dans l’acte de voir en liquidant l’hégémonie du langage. Sans doute y a-t-il quelque chose de semblable dans l’instantané frankien, qui donne l’impression que le motif de la prise photographique est l’acte de la prise lui-même. Il n’empêche : Cézanne peint bel et bien des pommes et des pinèdes, Frank photographie des rues, des corps, des objets. De son côté, l’écrivaine Janet Malcolm a qualifié Robert Frank de « Manet de la nouvelle photographie ». Quant à un rapprochement avec Heidegger, je ne sais trop quoi en penser car je suis très mal à l’aise avec sa posture de « sagesse » forestière.
Quelle influence Frank a-t-il pu exercer sur votre propre pratique de photographe ?
Curieusement, à mes débuts, il n’a jamais fait partie de ceux que j’ai cherché à imiter, sauf peut-être dans certaines de mes premières images américaines, celles du début des années 1970. Je crois avoir eu très tôt l’intuition qu’il était tellement lui-même que la seule chose à faire était d’être moi-même également, si possible sans tomber dans l’auto-observation. En revanche, je n’ai jamais cessé d’essayer de comprendre la façon dont Frank s’y prenait comme photographe : comment avait-il pu se positionner ainsi, trouver cet angle, régler d’un coup la distance physique à tel motif, etc. Pour le reste, j’ai été marqué par l’espèce de stoïcisme bohème qui le caractérise.
Avez-vous cherché à rencontrer l’homme que vous admirez ?
Je l’ai croisé plusieurs fois dans la rue à New York, absolument « quelconque » et pourtant massivement présent, cheveux en bataille, le visage portant cet inimitable mélange de lassitude ancestrale et de fulgurance continue. Complètement étranger à la pose du grand artiste. Je n’ai jamais songé à déranger son anonymat, qui en quelque sorte appartient à l’ordre cosmique des choses.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Arnaud Claass, Essai sur Robert Frank, Filigranes Editions, 2018, 160 pages