Entre crime et sainteté, Dostoïevski, par Julia Kristeva

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« Bien avant, et très tôt, Dostoïevski avait réalisé que l’explosion épileptique, ses auras, ses douleurs et peurs le mettaient au contact avec une dimension essentielle de la condition humaine : avec l’avènement et l’éclipse du sens. »

J’ai connu une étudiante albanaise, venue en France dans l’espoir d’y étudier Sartre et Camus.

Elle était également fascinée par l’œuvre de Dostoïevski, qu’elle me faisait découvrir en me présentant ses personnages principaux comme si elles les connaissait de longue date.

Lorsqu’on a vécu en pays totalitaire, on comprend peut-être mieux, intimement, ce que peut avoir de salvateur une exploration en profondeur des passions humaines, de ce qui étouffe l’âme, contraint la liberté, et relève de l’abjection.

Dans la belle collection « Les auteurs de ma vie » des éditions Buchet Chastel, Julia Kristeva consacre un essai à Dostoïevski (1821-1881), cet écrivain du « sous-sol », porté par la foi orthodoxe dans le verbe incarné, inventeur de romans polyphoniques, dont la constante dialogique possède une valeur quasi métaphysique d’écartèlement et d’unité, entre soi et l’autre, dans la béance du silence où Dieu repose peut-être.

Il y a des vertiges shakespeariens chez Dostoïevski, une dimension d’anéantissement et de délivrance in fine, au-delà du péché et de l’effondrement intérieur.

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Lisant le maître russe à travers Mikhäil Bakhtine – la dimension épico-carnavalesque de la con-versation infinie -, le critique Tzetan Stoyanov, et les apports de la psychanalyse (le meurtre du père et l’épilepsie), Julia Kristeva aborde le mystère Dostoïevski du côté du rire et de la ruse romanesque dissolvant le piège des idéologies.

« Le post-formaliste de Bakhtine, écrit l’intellectuelle d’origine bulgare, m’a inspiré une autre vision du langage : intrinsèquement dialogique, et de l’écriture : nécessairement intertextuelle. Le séminaire de Roland Barthes, la revue Critique, mais surtout la revue et la collection Tel Quel de Philippe Sollers, puis l’Ecole des hautes études, l’université Paris-VII, New York, et bien d’autres, m’ont donné la chance de les élaborer. »

On entend ici aussi peut-être simplement que Kundera l’antitotalitaire a lu Dostoïevski le banni, condamné à « être passé par les armes » pour son appartenance à un cercle révolutionnaire fouriériste, avant d’être envoyé pour dix ans au bagne, en Sibérie.

Il fallait sûrement cette expérience de forçat pour écrire Crime et Châtiment (1866), L’Idiot (1869), Les Démons (1872), L’Adolescent (1875), Les Frères Karamazov (1880).

Il y a le système carcéral, qui est aussi un enfermement psychique, et la grâce de Dieu s’identifiant au peuple russe lui-même.

Il y a l’univers concentrationnaire, la descente aux enfers, et le verbe qui délie en incarnant dans la vie perlaborée au-delà des états limites – métamorphose du peuple des vermines annonçant probablement Kafka.

Rappel étymologique d’importance : Raskolnikov (Crime et Châtiment), cet être du cagibi, c’est raskol, le schisme, la coupure, la déliaison.

« Raskolnikov, écrit Julia Kristeva, frémit à l’idée que les génies novateurs sont des tueurs qui échappent à leur sort criminel tant qu’ils réussissent à imposer leur renouveau forcément cruel aux consensus en tout genre, aux normes et lois existantes. »

Dans la ferveur mystique de Dostoïevski – et le culte de la Vierge Mère -, accrue à la fin de sa vie, il y a probablement cet élan de Rédemption d’une humanité pécheresse d’avoir dû survivre à la coupure séminale d’avec le corps-femme qui le contenait en le nourrissant.

« Furies dantesques et indispensables repères, les mères traversent tout le carnaval dostoïevskien, elles en sont les messagères. »

Des femmes écrasées, soumises, et fermes.

Des saintes.

« Puisqu’il ne peut y avoir d’amour dans un monde sans Dieu, il ne reste à ces héroïnes hurlantes qu’à crier la vérité de leur jouissance morbide, à la face des impostures des mâles nihilistes, qui les considèrent comme superflues et parviennent souvent à les exterminer férocement. »

Le prince Mychkine, l’Idiot ? « une âme de lumière » (D) dans un monde coupable.

Nastassia Filipovna (L’Idiot) ? « destin défiguré » (D).

Mais il y a aussi l’étonnante Grouchenka (Les Frères Karamazov), tranchant dans « l’archipel des solitudes féminines » (JK) : « Vénus de beauté russe, dans des proportions un peu outrées » (D).

« Adossée à l’icône orthodoxe, qui n’utilise l’image et ses figures que pour y inscrire une empreinte, une entaille ou une infiltration et invite à communier avec l’invisible, utérin ou mortel – l’écriture de Dostoïevski distille cet iconisme byzantin dans le figurisme occidental. Des échos corporels épars, que le romancier attribue à ses personnages, essaiment leurs traces iconiques dans la polyphonie textuelle. »

Chez Dostoïevski, les corps se convulsent, pâlissent, rougissent, discourent.

Après le thème structurant des femmes, Julia Kristeva étudie les topiques de l’enfant, du père, de l’adolescent, et de la jouissance de mort qui construit les possédés.

En se rappelant que Baudelaire l’isolé est le contemporain du grand écrivain russe.

Lettre à Madame Fonzivia (1854), après sa sortie du bagne : « Et pourtant, Dieu m’envoie parfois des instants de paix absolue ; dans ces instants-là, j’aime et m’estime aimé des autres, et c’est dans ces instants-là que j’ai forgé en moi un Credo où tout m’apparaît limpide et sacré. Ce Credo est fort simple, le voici : croire qu’il n’est rien de plus beau, de plus profond, de plus sympa(thi)que, de plus raisonnable, de plus viril et de plus parfait que le Christ, et que non seulement il n’est rien de tel, mais je me dis avec un amour plein de zèle qu’il ne saurait rien y avoir de tel. »

Oui, et pourtant.

« Les théologiens orthodoxes qui, lorsqu’ils écrivent sur Dostoïevski, gomment tout ce qui risquerait de choquer et le maquillent en Père de l’Eglise, me font sourire, écrit Gabriel Matzneff dans Maîtres et Complices (1994). Certes, Dostoïevski a éveillé à la foi bien des gens ; certes, Dieu et le tourment de Dieu jouent un rôle d’importance dans son œuvre. Cependant, les petites filles y sont, elles aussi – de Niétochka Nezvanova à la « fiancée » à peine pubère de Svidrigaïlov -, omniprésentes, et l’érotisme puérile y est un thème non moins récurrent que le Christ russe. »

Voilà un bon sujet de thèse, non ?

Dostoievski

Julia Kristeva, Dostoïevski, suivi d’une anthologie, Buchet Chastel, 2019, 256 pages

Editions Buchet Chastel

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