Dessiner le silence, apprivoiser le noir, par Anne Gorouben, artiste

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 © Anne Gorouben

J’ai découvert le travail graphique d’Anne Gorouben grâce à Léa Veinstein, ayant choisi pour l’illustration de couverture de l’édition de sa thèse, Les philosophes lisent Kafka, Benjamin, Arendt, Anders, Adorno (Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2019), un pastel sec sur carton intitulé Berlin W.

Emu par la profondeur de silence et de mystère émanant de cette œuvre, j’ai souhaité en savoir davantage, me rapprochant de l’auteure, et de ses éditeurs (Les Cahiers dessinés, encre marine, Le Chemin de Fer), découvrant 100, boulevard du Montparnasse, mon kafka et Des routes.

Une discussion s’en est suivie, concernant la formation artistique auprès de Zao Wouki, la lumière du noir, la cendre, Paul Celan, l’absence, les fantômes de la Seconde Guerre mondiale, la mémoire familiale, Kafka, Odessa, l’exil, les cafés, le yiddish, le sens même d’une vie.

La voici, elle est passionnante.

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 © Anne Gorouben

Vous avez été formée à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs par Zao Wouki. Que lui devez-vous ?

Zao Wouki a été vraiment important pour moi aux Arts Décos. Sans trois ou quatre rencontres essentielles, dont celle du peintre Boris Taslitzky, j’aurais regretté d’avoir choisi d’étudier dans cette école d’art.

Après le premier cycle commun, j’ai choisi d’aller en Peinture.

La première année nous avions comme professeur un académicien extrêmement gentil qui venait très peu à l’École, la seconde année, nous étudiions avec Zao Wouki.

Le changement a été assez brutal. Zao Wouki nous a tous mis à l’étude du nu en peinture pour nous rassembler autour d’un sujet commun. Lui, le peintre abstrait, nous fit étudier la figure.

L’atelier durait une journée et demi, ce qui représentait pour lui un temps considérable.

Il nous regardait d’abord peindre et, au bout d’un moment, il passait derrière nous. Lorsqu’il voyait qu’un élève était « bloqué » devant sa toile, il lui prenait ses pinceaux d’une main et disait : « Je vais vous montrer. » J’entends encore sa voix.

Évidemment, c’était douloureux de le voir travailler sur notre tableau, certains étudiants ne le supportaient pas, on se sentait « dépossédé », on ne comprenait plus notre étude et lorsqu’il s’arrêtait et disait « Vous voyez ? », on ne voyait plus rien.

Il fallait se battre pour s’y retrouver, pour se réapproprier notre étude.

Plus tard dans la journée, il pouvait revenir et défaire ce qu’il avait fait pour proposer autre chose, et sacrifier quelque chose de « joli ».

C’était une leçon magistrale.

Il m’a fait ressentir la beauté du geste de peindre et m’a fait comprendre la relation peintre-modèle-tableau ; ce triangle qui n’est pas du tout une évidence, c’est dans l’une de ces séances que j’en ai eu un jour une sorte de révélation.

Zao Wouki était un homme assez distant avec ses élèves, intimidant et exigeant. Il faisait peu de compliments. Lorsqu’il disait d’un dessin qu’il était « bien », cela prenait une valeur particulière.

À cette époque, j’étais à l’Ensemble Bach de Paris – chœur d’environ quatre-vingt amateurs, fondé et dirigé par Justus von Websky, avec le but de donner l’intégrale des œuvres pour chœur de Bach -, et je chantais ou sifflais souvent mes partitions dans les couloirs ou en lavant mes pinceaux. Tous les deux, nous parlions davantage de musique que de peinture : il avait hésité à devenir chanteur lyrique à son arrivée en France, c’était un mozartien.

C’est grâce à lui et au critique Pierre Cabane que j’ai pu passer le diplôme que j’avais différé deux ans : d’une part je travaillais à mi-temps depuis ma seconde année, de l’autre je ne voulais pas abandonner mes pinceaux pour de la théorie, et surtout je me sentais incapable d’écrire un mémoire tant que ma peinture n’était pas plus avancée.

Je me suis retrouvée dans une situation compliquée : la politique de l’enseignement venait de changer avec le départ en retraite du directeur de l’École, Mr Tourlière. L’équipe de professeurs des quatrièmes années avait décidé que les élèves devraient désormais faire un « Grand projet » pour le diplôme, et favorisant les installations, m’en barraient l’accès tant que je ne réaliserais pas ce grand projet.

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Portrait de Zao Wouki posant, un jour où le modèle était en retard de 10 minutes, 1983
Crayon sur papier, 29/21 cm © Anne Gorouben

Zao Wouki et Cabane sont intervenus auprès de l’administration et m’ont permis de passer ce diplôme et de quitter l’École où je n’allais plus depuis longtemps qu’au cours de peinture.

La « peinture de chevalet » devait quitter l’École, comme Zao Wouki, qui avait été engagé quatre ans auparavant par le directeur partant.

Je revois Zao Wouki me disant : « Mais Anne, qu’est-ce qu’ils me reprochent ? Je suis là le matin à 9 heures, je pars à 17 heures, je fais mon travail… »

C’est étonnant : ces professeurs étaient tous peintres.

Nous étions en 1984, la peinture déjà ne devait plus être enseignée, la crise de l’art contemporain de 1995 s’annonçait déjà.

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Todesfuge (hommage à Paul Celan), 1995
Pastels secs, fusains, sanguine sur carton
65/300 cm
Coll FRAC Ile de France © Anne Gorouben

Comment aviez-vous conçu et pensé votre hommage au poète Paul Celan en 2003 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris ?

En 1994 un ami germaniste m’a offert le recueil Mohn und Gedächnis (Pavot et mémoire) et m’a lu le poème Todesfuge, en allemand.

J’ai été foudroyée par la découverte de l’œuvre de Paul Celan.

Cette année-là, nous allions commémorer le cinquantenaire de la Libération de Paris et j’étais dans un grand état d’exaltation. Je me disais : voilà, cela fait maintenant cinquante ans, peut-être les tourments de la guerre vont-ils s’apaiser.

L’année précédente ma mère avait subi l’ablation d’un sein afin de traiter son second cancer et cela m’avait mise à terre. Les tableaux résultant de ma résidence de plusieurs mois à Dresde en 1991 étaient alors exposés à Berlin pour les « Jüdische Tage in Berlin ».

L’exposition s’appelait « Le poids des silences ».

Lors de cet effondrement de fatigue et d’émotion, qui dura une semaine, un mot que je ne prononçais jamais auparavant avait soudain jailli avec une force d’évidence : le mot cendre.

Je travaillais depuis des années presqu’exclusivement avec des pastels, je parlais de terre, de poussière, de force du pigment et de fragilité de la surface lorsqu’on m’interrogeait sur ma technique, mais c’était soudain comme si tout ce que ressentais parfois de puissance et de vulnérabilité en elle prenait corps. J’avais brutalement renoncé au pastel que je ne voulais plus toucher et j’avais repris la peinture à l’huile.

En découvrant la Todesfuge, je compris que j’avais une possibilité de faire face à cette cendre et j’entrepris un grand pastel de 300 cm sur 65 cm, au fusain et aux pastels secs avec, pour écrire le texte de Celan, la sanguine.

Je partis de dessins de paysages ramenés de Warnemünde, sur la mer Baltique près de Lübeck, de portraits et silhouettes de mes carnets quotidiens, et à droite du tableau, je dessinais deux grands dogues allemands.

J’étais portée par le poème et il était pour moi très important de l’écrire sur le tableau ; pour le transmettre, tel que je l’avais reçu : dans la langue.

Il a été présenté en 1995 dans une exposition par une Fondation, puis acquis par le FRAC Ile-de-France en 1997, enfin exposé en 2003-2004 au MAHJ, Salle du Duc avec les dessins et, passant en boucle, la Todesfuge dite par Paul Celan.

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« Dans l’atelier de mes grands-parents maternels, avec Malou », 100, boulevard du Montparnasse, 2011,
Les Cahiers Dessinés
Crayon sur papier
19/15 cm © Anne Gorouben

Comment est né le projet de votre premier livre, 100 boulevard du Montparnasse (Les Cahiers Dessinés, 2011) ?

Ce projet est arrivé par hasard.

En 2006, je travaillais sur le Journal, de Kafka.

En 2001, j’avais réalisé un grand panoramique pour Correspondance Kafka, un film de Robert Bober et Pierre Dumayet sur les lettres de Kafka à Felice Bauer et Milena Jesenska. En 2002 l’historien d’art Gérard-Georges Lemaire m’avait invitée à travailler sur les rêves de Kafka pour une exposition collective au musée du Montparnasse, Métamorphoses de Kafka.

Je continuais une série de dessins sur un carnet, toujours exclusivement à partir du Journal.

Pour Noël 2006, mon père m’offrit une disquette que je lus le lendemain sur mon ordinateur. C’était un récit, ses mémoires d’enfance, qui me donnèrent immédiatement envie de dessiner, sans idée de ce que j’entreprenais.

Je commençai la série de dessins sur le carnet où je dessinais des fragments du Journal ; les deux livres, mon kafka et 100, boulevard du Montparnasse, sont intimement liés.

Mais l’idée d’en faire un livre n’est pas venue de moi, c’est une amie à qui je montrais mes quarante dessins accompagnés de petits fragments du texte de mon père, qui comprit que cela pouvait devenir un livre.

J’en parlai immédiatement à mon père en lui montrant mes dessins. Il était partagé, ne voulait pas publier quoi que ce soit mais me disait : « On verra ».

Lorsque j’ai trouvé un éditeur, il a refusé brutalement et m’a m’interdit « d’utiliser (s)es souvenirs et ceux de (s)es proches ». Il me disait que je n’avais qu’à inventer une histoire.
C’était pour moi impossible, il s’agissait aussi de ma propre famille et finalement, soutenue par ma tante, la sœur unique de mon père, j’introduisis quinze dessins de ma génération, et j’écrivis mes propres souvenirs de ce que tous m’avaient raconté.

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« Mon grand-père, Maria la réfugiée espagnole, ma soeur, Malou la française et moi », 100, boulevard du Montparnasse, 2011,
Les Cahiers Dessinés
Crayon sur papier
19/15 cm © Anne Gorouben

N’y a-t-il pas quelques parentés entre le Paris de 100 boulevard du Montparnasse et celui de Patrick Modiano peuplé de fantômes et marqué par le vide laissé par les victimes des rafles antisémites durant l’Occupation ?

J’ai toujours aimé l’œuvre de Modiano, et particulièrement Dora Bruder. Le couple qui a accueilli mon père entre 42 et 44 à la campagne portait le même nom : Bruder, et il s’agit d’une jeune fille à peine plus âgée que mon père à cette époque.

Les livres de Modiano sont éclairés par une lumière diffuse, proche de celle du souvenir que mon crayon cherche à faire exister sur la feuille de papier. Ce sont des dessins « de mémoire ». Je pense que je travaille beaucoup sur les absents, les présences fantomatiques, la conscience que le réel n’est pas le même pour tous. Il est toujours « habité ».

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« À l’école, j’étais très mauvaise élève », 100, boulevard du Montparnasse, 2011,
Les Cahiers Dessinés
Crayon sur papier
19/15 cm © Anne Gorouben

Que peuvent dire la mine de plomb et le fusain du silence, de l’aphasie, de l’absence ? Dessinez-vous avec de la cendre ?

Je travaille avec des crayons qui vont du H, sec, au 9B très gras et très noir. Souvent on pense que j’utilise du fusain à cause de ce noir.

Je commence un dessin avec mes crayons secs, avec toujours une idée de lumière, et plus j’essaie de préciser mon souvenir, plus il se charge et devient charbonneux, je n’y peux rien. Je regrette souvent d’avoir poursuivi certains dessins, mais tels qu’ils étaient auparavant ils ne me suffisaient pas.

Dessiner, c’est chercher la lumière en accumulant ce noir.

En 1993 il m’est soudainement apparu que je dessinais avec la cendre, celle de tout ce qui avait disparu dans la Shoah, hommes, langue, culture. Et avec tout ce silence qui n’était pas tant dans l’ignorance de faits connus dans les grandes lignes mais l’impossibilité d’en parler vraiment.

Il y a des peintures bruyantes, la mienne est plutôt silencieuse, peu d’objets troublent le silence, pas de bavardage mais quelques chuchotements.

Un jour un critique du journal Le Monde, en visite dans mon atelier, m’a dit : « On ne consomme pas chez vous. »

C’est juste, il n’y a pas d’objet, pas de tasse sur les tables de mon « café de la jeunesse perdue », pour reprendre un titre de Modiano que j’aime beaucoup. Lorsque, ce que j’ai fait pendant des années, je dessinais dans les cafés, j’ignorais toujours les objets, je m’intéressais aux visages, aux corps. À l’ombre, à la lumière. Aux gestes, aux postures, aux liens ou à leur absence.

« Car l’oubli est profond / Afin qu’aillent profond ceux qui se souviennent. », écrit Rilke dans La Princesse blanche.

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« Avec ma sœur, sous la table de coupe de mon grand-père », 100, boulevard du Montparnasse, 2011,
Les Cahiers Dessinés
Crayon sur papier
19/15 cm © Anne Gorouben

Votre rage d’expression, pour reprendre le titre d’un livre de Francis Ponge, s’origine-t-elle dans le mutisme de votre père ? Comment avez-vous compris son choix d’exercer la profession de pédiatre ?

Les jeunes hommes de la génération de mon père, au sortir de la guerre, ont vu dans le communisme un idéal remarquable. Du passé faire table rase, sauver les enfants, deux impératifs. Mon père est devenu pédiatre parce qu’il était curieux de tout et que cette spécialité lui offrait une grande amplitude : c’est toute la médecine de l’enfant ; et aussi la psyché, qui l’a énormément intéressé.

Le mutisme de mon père m’a beaucoup marquée, beaucoup intimidée. Je lui ai prêté beaucoup d’intentions ou de jugements, qu’il n’avait peut-être pas. Je lui ai toujours beaucoup posé de questions, me heurtant à la même réponse : « J’ai oublié. » Et j’ai continué d’autant plus à lui poser des questions. Face au silence, j’ai développé une forme d’acharnement, qui est malheureusement épuisant.

Son rapport au passé était si différent du mien que nous nous sommes souvent fâchés, parfois violemment. Il m’a beaucoup reproché mon livre, comme si je l’avais volé : je lui ai pris son passé et l’ai révélé, heurtant sa pudeur.

Ce qui m’a toujours posé question : que dire, que taire ? Que garder dans l’ombre, que mettre en lumière, c’est ainsi que cela se traduit dans mon travail.

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 mon kafka, encre marine, 2015
crayon sur papier
19/15 cm © Anne Gorouben

Qu’est-ce qui a déclenché le désir de votre père de tout vous raconter de son enfance ?

Je ne pensais pas voir un jour mon père prendre sa retraite, mais un jour il a dû s’y résoudre. Il était tombé malade. Et quelques années plus tard, son enfance lui est revenue, très précisément et en détails. Je me suis demandée si les traitements qu’il prenait avaient fait tomber les murs qui le séparaient de son passé.

Il a écrit son histoire, en secret, et nous l’a offerte, peut-être pour répondre à toutes les questions restées sans réponse. Et sans imaginer que j’allais y trouver de quoi faire le lien avec ce que mes grands-mères, ma mère et ma tante m’avaient raconté de leurs vies pendant la Seconde Guerre mondiale, avec les quelques fragments succincts que je connaissais de son enfance, et que j’en ferais un livre.

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mon kafka, encre marine, 2015
crayon sur papier
19/15 cm © Anne Gorouben

Pourquoi une telle fascination pour l’œuvre de Franz Kafka, dont témoigne votre livre aux éditons encre marine, mon kafka (2015) ?

J’ai passé environ trois ans dans la chambre de bonne de 9 m2 associée à l’appartement de mes parents du premier étage, entre 19 et 22 ans. J’y ai été extrêmement souffrante et je n’imaginais pas survivre à mon sentiment de culpabilité d’exister.

La lecture du Journal de Kafka a été une révélation. Une vraie leçon : tout y est travail littéraire, de la moindre note au fragment de récit plusieurs fois retravaillé. J’ai réalisé qu’il était possible de survivre en prenant au corps à corps cette douleur et en en faisant le matériau de mon travail.

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mon kafka, encre marine, 2015
crayon sur papier
19/15 cm © Anne Gorouben

Que représente pour vous la ville d’ Odessa (Ukraine), si importante dans votre parcours biographique ?

Odessa a toujours été présente dans notre famille sous la forme du samovar doré, ventru, posé sur une étagère de la salle à manger. La famille de mon père quittant l’Ukraine au début du siècle l’avait emmené dans ses bagages.

Mais on n’évoquait SURTOUT PAS Odessa.

Lorsqu’en 1997, invitée à exposer à l’Institut français de Kiev, j’ai eu l’occasion de faire une résidence d’un mois à Odessa, en parler avec mes parents a été impossible.

Mais je n’ai jamais su ce qui leur faisait à ce point horreur : ma mère n’avait aucun lien avec Odessa (toute sa famille venait de Pologne), et mon grand-père paternel, parti à deux ans de Russie, ne pouvait en avoir aucun souvenir. Mon père affectait de ne pas du tout s’y intéresser, mais la violence de son rejet était alors excessive.

J’ignorais tout de cette ville et je m’y suis sentie « chez moi » dès mon arrivée. J’avais peut-être besoin de trouver dans le passé un lieu « aimable », malgré le départ obligé par les pogroms. Un lieu qui vaille la peine d’être rappelé, la ville où mes aïeux avaient vécu au moins vingt-cinq ans, venus de Minsk. C’est une ville passionnante, avec la population la plus mélangée de toutes les villes de l’Empire russe, chantée par de nombreux écrivains dont Pouchkine en exil (Eugene Oneguine), Isaac Babel, Youri Oliecha, Sholem Aleichem…

Une très belle ville à l’architecture d’une rare cohérence, construite en quelques années sur la steppe, à la proportion du corps humain. Je l’ai parcourue et dessinée. J’ai à l’atelier cinquante dessins jamais présentés ni édités, annotés en russe par ma « jumelle », ma grande amie Alla Nircha, directrice du Musée Pouchkine.

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 © Anne Gorouben

Vous travaillez beaucoup au café en bas de chez vous, Place Balard. Est-ce votre atelier principal ?

J’ai toujours travaillé dans les cafés. Dès mes études, je m’y asseyais avec un carnet et j’y trouvais mes modèles. Mes peintures sont toutes issues de là, jusque dans les années 2000 où je me suis rapprochée des objets (Les choses, Le Bel Amas…), et où j’ai commencé à travailler d’après photographies (mon kafka) ou de mémoire (100, boulevard du Montparnasse)

Les cafés sont pour moi des lieux de solitude habités, des lieux de travail, des « ateliers hors les murs ». Dans toutes les villes où je me suis rendue, j’ai eu mes habitude au café.

Souvent, je descends au café tabac de la Place Balard près de mon atelier, même si je n’y dessine plus directement les gens, je peux observer un mouvement, une attitude, un pli de tissu, les contrastes de la lumière et de l’ombre, et en nourrir mes dessins. J’en ai besoin.

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 © Anne Gorouben

 

Comment avez-vous travaillé pour le livre composé avec Carole Zalberg, Des routes (Le Chemin de Fer, 2018), qui évoque le destin des réfugiés de Calais ?

Quand Renaud Buenerd et François Grosso, les éditeurs du Chemin de Fer, m’ont envoyé le texte de Carole Zalberg, j’ai tout de suite eu envie de reprendre certains portraits dessinés dans la « Jungle » de Calais, ceux des femmes et des enfants, pour l’accompagner.

J’ai beaucoup dessiné sur place, en six séjours d’environ une semaine entre 2015 et juillet 2016.

Il fallait témoigner de cette « Jungle », informer sur ce qui se passait toujours à Calais, j’ai signé « L’appel de Calais », et je suis partie avec un carnet et des crayons. J’ ai dessiné dans les cantines du campement, et immédiatement on m’a demandé de poser pour un portrait. Poser transformait l’attente, les gens se ressentaient sujet, et non plus « objets », ballottés d’une frontière à l’autre puis coincés à Calais à 30 km du but : l’Angleterre.

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 © Anne Gorouben

Quels sont vos projets actuels ? A quoi pense aujourd’hui votre main ?

Actuellement, j’achève une série de trente-six portraits de Marilyn Monroe, Nous, Marilyn. Des petits formats qui devaient être exposés à Paris en juin, en lien avec un événement Marilyn proposé par l’écrivain Olivier Steiner.

Mais tout est en suspens… et pendant le confinement, une chose qui s’est produite sur Facebook m’a intéressée et émue. Le défi de poster une photo de soi, enfant. Beaucoup ont répondu, et ces posts de photos d’enfants, prises entre les années 30 et, disons, l’an 2000, je les ai enregistrés et j’ai commencé à les dessiner.

J’ai appelé cette série Seigneur : protège les petits enfants !

C’est l’une des dernières phrases de La nuit du chasseur, de Charles Laughton, et la toute dernière est : « Ils supportent, et ils endurent. » C’est ce qui me paraissait très fort dans ce « défi » Facebook, : nous étions toujours là, plus ou moins loin de l’enfant que nous avons été mais…survivants. Nous en avons vu d’autres !

Mon rêve serait de pouvoir tenir en place dans mon atelier et me remettre à la peinture !

Ces dernières années j’ai beaucoup dessiné, je prépare la suite de 100, boulevard du Montparnasse qui comporte environ cent cinquante dessins, une sorte d’autobiographie dessinée de ma jeunesse. Cela m’a pris du temps, ainsi que l’élaboration et l’écriture du texte bien sûr.

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 © Anne Gorouben

Qui sont les maîtres de peinture que vous regardez et méditez le plus souvent ?

Ma dernière fascination a été la grande exposition du Greco à Paris, que j’ai vue et revue. J’ai toujours aimé ce peintre, la façon dont ses ciels tourmentés sont des morceaux de peinture quasi inachevés ouvre, pour les peintres contemporains, sur un grand sentiment de liberté. Et même, une part d’échec, ample et précieuse qui rend cette œuvre vivante et si présente.

J’aime aussi Giacometti que j’ai aussi beaucoup regardé et sur qui, avec Rembrandt, j’avais écrit mon mémoire de fin d’étude sur le portrait : « Une tête, tout le monde sait ce que c’est ». Il est unique, il n’a pas d’école, pas de suiveurs.

Comme Max Beckmann qui me fascine depuis que j’ai découvert son œuvre, sans doute en Allemagne au tout début des années 90. À New York en 1999, en résidence, frappée par un deuil très violent et douloureux, je ne pouvais pas aller au musée, je travaillais énormément, mais je me suis déplacée au MOMA pour voir un seul tableau : je voulais revoir le triptyque Le départ, de Beckmann, je n’avais de force que pour lui, et il m’a redonné de la vie.

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 © Anne Gorouben

Avez-vous toujours peur du noir, comme lorsque vous étiez petite fille ?

Le noir complet me fait toujours peur, j’aime voir un peu de lumière nocturne et je ne ferme jamais mes rideaux. Pourtant je ne dors jamais aussi bien qu’à la campagne.

J’y vais rarement, la dernière fois c’était près de Toulouse, à la formidable librairie La Tartinerie à Sarrant où nous étions invitées Carole Zalberg et moi, avec deux autres auteurs, pour présenter Des routes.

Il faisait une nuit intense, et je me suis abandonnée en toute confiance à son noir.

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 © Anne Gorouben

Parlez-vous un peu yiddish ?

Je n’ai jamais appris le yiddish. Lorsque mes grands-parents et ma mère le parlaient, je le comprenais un peu parce que je parle l’allemand. Mais j’ai toujours hésité entre le yiddish, l’hébreu et le russe, et finalement, entre mes deux premiers séjours à Odessa en 1997 et 1998, je suis allée apprendre des rudiments de russe !

Je connais quelques mots en yiddish, ceux que nous adressait mon grand-père maternel et j’ai beaucoup écouté de la musique klezmer.

À mon retour d’Odessa en 1997, je me suis rendue compte que la musique de variété odessite, si forte et omniprésente dans la ville, autant dans la cour de l’ex komunalka où j’habitais, que dans les bars et les rues, me manquait énormément. Je m’en suis faite envoyer et j’ai travaillé en dansant dans mon atelier au son de ces musiques, moitié en russe, moitié en yiddish, mais toutes issues de la tradition musicale juive de cette ville extraordinaire.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Anne Gorouben, 100 boulevard du Montparnasse, préface de Geneviève Brisac, Les Cahiers Dessinés, 2011, 120 pages

Site d’Anne Gorouben

Les Cahiers Dessinés – site

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Anne Gorouben, mon kafka, éditions encre marine/Les Belles Lettres, 2015

encre marine/Les Belles Lettres

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Carole Zalberg, Des routes, vu par Anne Gorouben, éditions Le Chemin de Fer, 2018, 72 pages

Les éditions du Chemin de Fer

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 © Anne Gorouben

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