L’esprit au plus haut niveau, Francis Ponge et Christian Prigent, correspondance croisée

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« Vous me connaissez assez (je veux dire, l’auteur – par exemple – du « Pour un Malherbe ») pour savoir qu’une parfaite fureur me paraît la seule justification d’une activité critique. Il faut évidemment qu’elle s’accompagne d’une vraie culture et s’exprime preuves à l’appui. Mais voilà qui est bien votre cas. » (Francis Ponge, le 13 novembre 1969)

Contribution majeure à l’histoire poétique et littéraire française des années 1970, Une relation enragée, correspondance croisée entre Francis Ponge et Christian Prigent (1969-1986), se lit avec feu.

Quand l’étudiant à l’université de Rennes Christian Prigent, fondateur avec Jean-Luc Steinmetz de l’ambitieuse revue TXT, écrit à Francis Ponge, l’auteur du Parti pris des choses (1942) a alors soixante-dix ans.

Incarnant au suprême la modernité poétique, Ponge est pour le jeune homme de vingt-trois ans qui s’adresse pour la première fois à lui en 1969 à l’occasion de la rédaction d’un mémoire l’interlocuteur absolu, « seul grand écrivain vivant ».

Quinze ans plus tard, les engagements poético-politiques de Prigent du côté des maoïstes de Tel Quel et de Philippe Sollers tant admiré – il fut le redécouvreur de Ponge -, provoquent une rupture avec l’écrivain gaulliste, lui ayant refusé son intercession à l’occasion de la demande d’une bourse au Centre National des Lettres.

Chacun cherche à asseoir son autorité, Prigent devant se faire un nom dans un milieu féroce, quand Ponge est conscient de l’importance de ne pas se couper des plus jeunes lecteurs et des nouveaux inventeurs de formes.

Ponge est le père, que le fils se devait en 1975 (il vient de passer sa thèse, dirigée par Roland Barthes) de tuer (les dernières lettres, de regrets, du poète et professeur né à Saint-Brieuc, sont en cela très émouvantes), afin de voler de ses propres ailes.

Dans la préface de la belle édition, précisément annotée, de cette correspondance, Benoît Auclerc son maître d’œuvre cite Ponge dans une interview de 1965 : « Je ne suis plus très jeune et au moins deux générations poétiques ont eu lieu depuis la mienne. La première a donné André du Bouchet, Philippe Jaccottet, Jacques Dupin. La seconde, c’est-à-dire la plus récente, donne actuellement Sollers, Thibaudeau, Pleynet, Denis Roche. Elle suscite chez moi la plus vive admiration. Quelle joie d’être ainsi sûr que l’esprit au plus haut niveau continue ! »

Ayant été présenté par Ponge aux membres de Tel Quel (Philippe Sollers, Marcelin Pleynet, Julia Kristeva, Denis Roche, Jean Thibaudeau), Prigent est en quelque sorte son obligé : « Ne m’accablez pas trop quand même (je serais tout désespéré). J’aime (ce mot est inexact) votre œuvre ; je m’explique tout par elle. »

L’époque est aux guerres idéologiques, aux tentatives de front commun entre revues, à l’art de la guerre : Tel Quel et TXT contre Action Poétique (« Deluy and Co »), Change (Jean-Pierre Faye, Alain Jouffroy) et Les Lettres françaises (Aragon et le PC), sans oublier la place quelque peu extraterritoriale quant au champ émotionnel de la poésie de Critique (Jean Piel, Derrida).

Prigent, lucide : « De toutes façons, il n’est nullement question pour nous d’exister si nous existons sans l’appui de tel quel. Il ne faut surtout pas cautionner le brouillage prolixe d’aujourd’hui, dont est finalement victime la recherche authentique. »

« Si j’étudie votre œuvre, confie Prigent, c’est a aussi parce que l’étudiant l’on est amené à se poser à peu près toutes les questions que soulève une pratique réellement moderne et matérialiste de l’écriture. Autant dire que l’on y apprend à lire et à écrire (absolument). »

Préparant un numéro spécial de TXT sur la « Signification actuelle » de l’œuvre de Ponge (tirage de 1500 exemplaires, ce qui laisse songeur aujourd’hui), le jeune poète tente de penser sa place décisive quant à la « dé-théâtralisation de la littérature » et « la mutation en cours », expression revenant plusieurs fois dans cette correspondance d’une centaine de lettres.

Ponge, le 1er janvier 1970 : « Cela aidera les gens à concevoir que mon travail constitue un apport aussi radical (pour le moins !) que celui d’Artaud ou de Bataille à la mutation en cours. »

Prigent : « Plus radical peut-être, dirais-je même. Car vos textes sont délibérément des textes « d’après la coupure » (« de l’inscription matérialiste »). »

L’objeu pongien se situe peut-être ainsi à l’intersection du carnavalesque de TXT et du matérialisme telquellien.

« Objet / Objeu / Objoie », écrira Prigent.

En juillet 1970, Ponge tance son ami, l’accusant de trop jargonner, d’être trop « simpliste », « professoral », et de considérer comme des « anecdotes » insignifiantes des aveux formulés dans un Entretien d’importance avec Philippe Sollers.

Il s’emporte : « Voilà qui participe de la désinvolture particulière aux écrivains (?) qui se postent en situation commode, « supérieure » (« professeurs », « critiques », etc.) par rapport aux textes dont ils parlent. Vous ne vous attendez pas, sans doute, à ce que je tolère cela (non, je ne le tolère pas). »

Plus loin (octobre 1970), rappelant sa supériorité à un apprenti encore trop peu au fait des usages : « D’ailleurs, les typographes connaissent leur métier et il suffit de leur donner à composer mon manuscrit tel qu’il est pour qu’ils y reconnaissent la main d’un « auteur » qui n’ignore pas le protocole typographique – et qu’il s’y soumettent. Ils auront à respecter, en particulier, les guillemets : ça, vous pouvez peut-être le leur recommander… »

Ponge conseille à Prigent (mars 1972), de plus en plus politisé, la lecture de Révolutionnaires sans révolution, d’André Thirion (Robert Laffont, 1972).

Réponse, sans ambages, de l’intéressé : « «style « concierge » d’avant-garde qui fait le sel des « mémoires » un peu trop souvent arrondies de fantasmes divers. »

En 1975, c’est la rupture (raison donnée plus haut).

Ponge, dans un brouillon de lettre non envoyée : « Ah ! Comme ce doit être ennuyeux, je vous comprends, de n’être pas né grand écrivain ni même écrivain du tout ; de se le dire – et s’entendre dire d’aller donc se faire f… ailleurs. Mais allez-y donc pour vous oublier, infortuné jeune con, jeune cul et bonjour à papa-maman, à Mao, à Freud et Lénine. »

Prigent, le 24 octobre 1984 (Ponge meurt en 1988) : « Ma lettre n’a d’autre but que vous dire combien je regrette l’insolence imbécile et la grossièreté de la lettre que je vous ai écrite il y aura bientôt dix ans. Je me le reproche tous les jours et j’ai honte d’en avoir été capable. Il n’y avait nulle excuse, même pas celle du « meurtre du père », par lequel, peut-être ( ?) il fallait que je passe pour écrire hors de la fascination de votre travail. »

Oui, Ponge est bien en poésie, toutes ces années après une brouille idiote, très inscrite dans une époque d’espoirs et d’agonies révolutionnaires, l’interlocuteur le plus précieux.

Pour compléter ce dialogue entre deux poètes, on pourra lire la correspondance de Ponge avec Paulhan publiée en 1986 par Claire Vulliamy en deux volumes chez Gallimard (« nous nous sommes constamment adressés l’un à l’autre (polémiquement, fraternellement, orageusement) »), sans oublier que L’Atelier contemporain, avant d’être une maison d’édition strasbourgeoise, est le titre d’une œuvre du poète capital (1977).

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Francis Ponge – Christian Prigent, Une relation enragée, Correspondance croisée 1969-1986, édition établie, présentée et annotée par Benoît Auclerc, éditions L’Atelier contemporain, 2020, 224 pages

Editions L’Atelier contemporain

Je chroniquerai bientôt le passionnant volume des écrits sur l’art (1974-2019) de Christian Prigent, La peinture me regarde (L’Atelier contemporain, 2020, 496 pages)

Dans Une relation enragée, on trouve cette analyse, superbe, de l’œuvre de Paul Klee : « Mais chez Klee il reste souvent la phobie de la chute, sous l’andante amusé. Le lieu de l’œuvre est souvent celui – acrobatique, justement, de la coupure, ou de l’arête d’équilibre. Tout « pourrait » basculer. Rien ne bascule. C’est l’attirance même du vide qui fait tenir dans l’espace sans origine ni sens des espèces de machineries filigranées. Miraculeuse ordonnance. L’œuvre est presque l’absence de l’œuvre, la clôture d’un manque (d’un creux). Il y a ainsi un « funambule » (on ne voit pas où sont attachées, ni même que soient attachée, les deux extrémités du fil) qui porte une énorme construction arachnéenne qui ne repose nulle part. Au fond, cette « construction » qui devrait le faire tomber, c’est ce qui le retient : un texte, non ?… »

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Se procurer Une relation enragée

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