Une histoire vagabonde de la littérature romanesque, par Philippe Le Guillou, écrivain

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Essai de critique subjective sur l’art du roman à travers les siècles, écrit par un lecteur assumant totalement ses goûts parfois hétérodoxes, Le roman inépuisable, de Philippe Le Guillou, est un éloge de la littérature comme capacité d’émerveillement.

Entrée particulièrement enthousiasmante dans un domaine romanesque marqué par sa liberté et sa puissance protéiforme, cet ouvrage est bien plus qu’un précipité érudit et partageur sur un genre échappant aux définitions étroites, mais une défense absolue de la littérature comme feu de joie.

Bien entendu, tel ou tel auteur ou livre élu, voire tel ou tel oubli, pourra chagriner des lecteurs certains de la grandeur de leurs choix, mais peu importe, tant prévaut ici le plaisir d’accompagner un écrivain dans sa bibliothèque, d’emprunter avec lui allées et contre-allées, et de se laisser surprendre en ouvrant des volumes qu’il n’imaginait peut-être pas pouvoir aimer.

Ouvrage de cœur, Le roman inépuisable permet aussi de relire toute l’œuvre romanesque de Philippe Le Guillou (L’inventaire du vitrail, La rumeur du soleil, Les sept noms du peintre, Les marées du Faou, La route de la mer…)  en regard des auteurs n’ayant cessé de l’accompagner.

La littérature à l’émotion, beau programme, non ?

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« Les jeunes filles de la Bretagne se laissent noyer sur les grèves après s’être attachées aux algues d’un rocher. » (François René de Chateaubriand, Vie de Rancé)

Votre essai Le roman inépuisable (Gallimard, 2020) doit-il davantage au Roman comique, de Paul Scarron (1651-1657), qu’au poème autobiographique de Louis Aragon, Le roman inachevé (1956), ou faut-il l’entendre comme une épopée personnelle, ininterrompue, passionnée, dans l’histoire d’un genre se confondant pour vous avec la puissance de l’imaginaire et de l’émerveillement ?

C’est un essai très personnel, marqué par une subjectivité forte. Il n’emprunte rien à des modèles formels, mais il doit tout à des émotions, des émerveillements, des admirations, des fidélités et des ferveurs dont il retrace un cheminement très libre et même parfois capricieux.

Comment définissez-vous le mot roman ? Lorsque vous évoquez notamment les œuvres d’Hervé Guibert, vous vous posez la question des contours de ce genre protéiforme.

Je m’abstiendrai de le définir, tout mon livre insistant sur sa polyphonie, sa plasticité, son caractère toujours en mouvement et en éternel devenir. C’est une œuvre en prose, qui s’appuie sur une constellation de personnages et déploie une fiction comportant, ce qui est essentiel pour moi, des passages descriptifs. C’est une définition minimale. J’ajouterai qu’il fait surgir une voix et un univers, une écriture sans doute et surtout un style singulier.

Votre sous-titre, « Roman du roman », est un hommage au livre éponyme de Jacques Laurent, publié en 1977. Vous considérez-vous comme un Hussard, porté par l’amour du style, le goût de l’impertinence mesurée, et une certaine idée, gaullienne, de la France ? De quels éléments procède votre plaisir du texte ?

Le livre de Jacques Laurent m’avait marqué alors que j’étais étudiant à Rennes. Aucune considération politique ici. Alors que triomphait le diktat du formalisme, cet essai m’avait apporté une magnifique bouffée d’air et m’avait permis de renouer avec la grâce et la liberté d’une critique subjective. Le plaisir du texte naît d’une rencontre, avec une voix et un monde, une langue et un imaginaire. Les considérations idéologiques ou formelles ne comptent guère : c’est toujours la puissance du texte qui joue et s’impose.

Etait-il temps pour vous, après la publication d’une trentaine de romans et de récits, de questionner fondamentalement l’art qui vous importe le plus ?

Sans doute. La naissance de ce livre n’était pas du tout prévue, il a surgi un matin d’octobre 2018 mais après bientôt cinq décennies de lectures et d’écriture, il était sans doute temps de se poser, de réfléchir, d’établir une forme d’inventaire de mes hantises et de mes élections. Lorsque survient le désir d’un livre, qui n’est jamais que le signe de sa nécessité, il faut tout mettre en œuvre pour aller jusqu’au bout.

Votre livre, pourtant conséquent en nombre de pages, réflexions et recherches, semble avoir été écrit dans une sorte d’urgence, en quelques mois, du 28 octobre 2018 au 29 avril 2019. Vos petits matins d’écriture étaient-ils des matins de feu ?

J’ai écrit ce livre dans la joie, l’urgence, une sorte de jubilation littéraire et intellectuelle que j’avais rarement connue. Je l’ai écrit d’une traite, sans fatigue, sans interruption, au Faou et à Paris : il est le fruit d’insomnies et de levers très matinaux…

Avez-vous écrit votre ouvrage dans l’ordre chronologique des chapitres ? Certaines notations laissent penser cela.

Absolument. Comme pour mes romans d’ailleurs. J’aime que la forme d’un livre porte la marque du flux de l’écriture qui l’a porté. Et ce qui vaut pour les fictions vaut pour ce « roman du roman ».

Considérez-vous avoir fait œuvre de passeur en écrivant ce livre, notamment en transmettant les noms importants occupants vos bibliothèques, et des jeunes écrivains ayant eu la chance de visiter votre atelier parisien ?

Sans doute. Je demeure, même en écrivant, un professeur. C’est mon premier métier. Ce livre repose sur mon expérience de professeur, au lycée et en classes préparatoires jusqu’en 1995, à Sciences Po depuis 2005 où je dispense un cours consacré au « roman dans tous ses états ». Mes étudiants connaissent mes thèmes d’élection et mes « préférences ».

Vous préférez la figure du promeneur éclairé à celle du docte sorbonnard/« sorbonagre », ou de l’universitaire amateur de dissections littéraires. L’enthousiasme prévaut-il sur le geste critique ? L’enfant absorbé dans sa lecture est-il plus autorisé à évoquer son plaisir que l’adulte pontifiant ?

Cette critique relève d’une sorte de jeu, de provocation récurrente. J’ai la plus haute admiration pour certains maîtres de la Sorbonne, je pense à Michel Raimond, à Jean-Yves Tadié, à Pierre Brunel. Mais mon livre n’est pas un ouvrage universitaire. C’est, en effet, celui d’un promeneur qui se fait passeur. Et l’enthousiasme – une sorte d’admiration émerveillée, inentamée – sous-tend ma démarche.

Vous n’hésitez pas à parler d’« atmosphère romanesque » ou de « psychologie des personnages ». Et les avancées du structuralisme ? La mort de l’auteur ? L’inconsistance ontologique des êtres de papier ? L’impossibilité de croire au récit aristotélicien ?

Je les laisse aux doctes ! Ce n’est pas ce qui compte pour moi dans cette aventure fondée sur l’émotion, l’identification, l’immersion dans l’imaginaire… Je rends grâce que ce discours critique, si desséchant, ne m’ait jamais étouffé, ni tari la source mystérieuse de l’écriture.

Vous écrivez : « Quand la matière de Rome se muséifie et que celle de France s’effiloche, il reste la matière de Bretagne, minérale et mouvante, aérienne et enracinée, de neige et de sang – de vent et de lumière. » Situez-vous votre œuvre personnelle dans le prolongement de la matière de Bretagne, que vous goûtez tant, notamment Chrétien de Troyes, pour la rencontre entre le geste épique et le détail enchanteur ?

D’une certaine manière, oui. C’est cet imaginaire qui m’inspire, cette géographie, cette « atmosphère ». Matière littéraire, faite d’intersignes et de sortilèges ; matière géographique offerte pas les paysages primordiaux de l’Armor et de l’Argoat. Mer et forêt sont les pôles essentiels de ce « monde d’images » et d’enluminures.

Un grand écrivain n’est-il pas pour vous un créateur d’images sidérantes ? La littérature ne prouve-t-elle pas essentiellement son autorité dans sa capacité de condensation et sa puissance épiphanique ?

Ce sont de jolies formules que je fais miennes ! Oui il y a un surgissement, le jaillissement d’une lumière, l’avènement d’un monde totalement nouveau. Et la lecture est un acquiescement sans limite à cette émotion et à ce vertige.

S’il fallait tenter de nommer la trinité littéraire déterminant votre œuvre, quels en seraient les écrivains ? Rabelais, Marcel Proust et Julien Gracq ?

J’ai la plus grande admiration pour Rabelais – je la confesse ardemment dans ce livre –  mais je ne le placerai pas dans cette triade et je n’enfermerai pas d’ailleurs mes admirations dans une triade. Chateaubriand, Flaubert, Gide ont compté aussi, beaucoup. Proust évidemment, Gracq, mais encore Malraux, Tournier, Grainville. Et bien d’autres !

Vous êtes sévère envers Madame de Lafayette. La princesse de Clèves est-elle trop fade pour vous ?

Non, je redis mon admiration… et aussi ma distance. C’est peut-être trop français pour moi !

Vous faites régulièrement l’éloge des éditions Gallimard, que Philippe Sollers aime appeler « la Banque de France ». Que représente pour vous cette maison ?

La NRF, une bibliothèque prestigieuse, une somme d’auteurs admirés, une grande exigence éditoriale, un catalogue incomparable. C’est la maison littéraire par excellence et un peu la mienne depuis la fin des années 80… J’aime profondément cette maison.

Vous avez cité à plusieurs reprises Simone Gallimard. Quels souvenirs gardez-vous d’elle ?

C’est mon premier éditeur. Elle m’a publié en septembre 1983 au Mercure de France. C’était une femme passionnée et d’une rare élégance. Rien ne l’arrêtait. Elle portait haut la bannière du Mercure. J’ajouterai qu’elle était bretonne, ce qui a certainement joué un rôle dans notre rencontre.

Votre ouvrage n’a-t-il pas notamment vocation à attirer l’attention d’étudiants en lettres supérieures, futurs « passeurs », sur un certain nombre de noms et références parfois trop peu transmises : Pierre Drieu la Rochelle, Léon Bloy, Maurice Bardèche (Stendhal romancier, La Table ronde, 1947), Jacques Laurent, Gilbert Durant (Le décor mythique de la Chartreuse de Parme, José Corti, 1961), Félicien Marceau (Balzac et son monde, 1970), Michel Raimond (Le roman depuis la révolution, Armand Colin, 1981), Roger Vaillant, Marcel Arland, François Mauriac, Henri Queffélec, Louis Guilloux, Henri Thomas, Xavier Grall, Jean-René Huguenin, Claude Louis-Combet, Michel Mohrt, Michel Déon, Jean d’Ormesson, Michel Tournier, Richard Millet, Dominique Fernandez, Patrick Grainville ?

J’espère ouvrir des horizons et conduire ceux qui me liront vers des domaines de la fiction ou de la critique moins explorées. Toutes ces références sont essentielles pour moi. Je ne les crois pas du tout dépassées. Aux professeurs de continuer à les transmettre !

Comment abordez-vous le continent Lagarde et Michard, qui furent inspecteurs généraux de l’instruction publique ?

Continent très injustement décrié ! J’ai découvert la littérature en parcourant leurs volumes. Les questionnaires ont vieilli, les notices sont datées mais ces deux professeurs avaient un goût très sûr et ils demeurent une référence. Il y a eu d’autres tentatives ensuite, le Lagarde et Michard reste un lieu de mémoire, un morceau de notre patrimoine. Mais le temps des grands manuels et des anthologies est fini…

Avez-vous veillé à la parité dans votre antimanuel de littérature romanesque ?

Dieu m’en garde ! Du reste j’aurais eu beaucoup de mal.

Vous évoquez souvent votre maison du Faou, et son importance destinale. Votre lecture des œuvres est-elle finistérienne, c’est-à-dire particulièrement attentive aux climats, aux solitudes, et aux géographiques mouvantes ?

Je vois que vous m’avez bien lu ! Mon univers mental et mon imaginaire sont irrémédiablement pétris par ces lieux. J’aime la proximité de ces paysages lorsque j’écris. Et leur présence dans mes pages.

Ne possédez-vous pas dans vos archives quelques correspondances publiables avec des écrivains d’importance, par exemple Patrick Modiano, Pascal Quignard, votre compatriote brestois Alain Robbe-Grillet, ou même, comme lui, l’agronome Michel Houellebecq, que vous lisez avec beaucoup d’intérêt ? Ne souhaitez-vous pas faire éditer, quand le temps sera venu, votre journal ?

Oui j’ai des lettres d’écrivains et je tiens un journal. Pour ce qui est de leur publication, on verra… Ce n’est pas de l’ordre de l’urgence !

Vous êtes bibliophile et aimez faire relier les livres qui vous importent. N’ai-je pas vu chez vous quelque volume d’Annie Ernaux sous belle facture ?

Très bibliophile, et je collectionne aussi les éditions originales de mes contemporains. Ernaux, mais aussi Quignard, Modiano, Fernandez…

Vous faites l’éloge des Voix du silence, d’André Malraux, mais cet essai sur l’art et ses protagonistes majeurs est-il un roman ?

J’invite les lecteurs à aller relire ce que j’en dis dans Le roman inépuisable. Le grand roman de Malraux, selon moi, c’est La voie royale. Mais Les voix du silence inaugure une autre forme d’écriture chez Malraux, que l’on retrouve ensuite dans Antimémoires et les si beaux livres du Miroir des limbes.

Vous considérez qu’il est quelquefois du devoir de la littérature de se confronter au pouvoir et ses méandres. Le nom de François Mitterrand revient plusieurs fois dans votre ouvrage. Est-il pour vous un personnage éminemment romanesque ?

Très romanesque, grand lecteur de romans, et bibliophile. L’homme m’intéresse plus que son action politique, mais le cheminement de ce provincial assoiffé de littérature, de conquêtes et de pouvoir, ne me laisse pas indifférent.

L’amour de la littérature ne se prouve-t-il pas par les passages d’œuvres retenus par cœur ? Quels sont ceux que vous pourriez citer immédiatement ?

Les dernières pages du Temps retrouvé, une de mes grandes émotions littéraires. Je pourrais aussi citer des lignes de Chateaubriand, de Gide et de Gracq.

Comment défendre aujourd’hui l’œuvre romanesque de Julien Gracq auprès des plus jeunes, dont vous pensez qu’elle connaît « une véritable traversée du désert » ?

En leur faisant lire avant tout ses fictions, Un balcon en forêt et La presqu’île pour commencer. On connaît aujourd’hui seulement le Gracq critique – certes quel critique ! – et je le regrette. Il est urgent de revenir aux récits et romans.

Votre livre est paru en mars 2020. Quel est pour le moment son destin ?

Il m’est difficile de répondre. J’ai beaucoup souffert de ne pas pouvoir le présenter, à la librairie Gallimard du boulevard Raspail à Paris, à Rennes, à Quimper, à Nantes, et à Strasbourg où des rencontres étaient prévues : elles ont toutes été annulées en raison de la crise sanitaire. Heureusement le livre a déjà trouvé des lecteurs. C’est un ouvrage qui compte énormément pour moi, d’où cette frustration que j’éprouve de ne pas avoir pu en accompagner la publication. Quelques passeurs amis se chargent activement de le faire connaître. J’ai reçu quelques beaux témoignages d’écrivains aussi, qui me comblent. Et de lecteurs, fidèles ou inconnus, ce qui me réjouit vivement.

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Philippe Le Guillou, Le roman inépuisable, Roman du roman, Gallimard, 2020, 440 pages

(les deux peintures accompagnant cet article sont de Matthieu Dorval)

Philippe Le Guillou – site Gallimard

Site de Matthieu Dorval

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Se procurer Le roman inépuisable

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