Petites folies en fioles, par Jean-Pierre Bobillot, nez poète

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« A chaque clé suffit son pène. »

Dernières répliques avant la sieste [notes sur le risible – II & III], de Jean-Pierre Bobillot, pourrait être une dystopie farcesque, mais c’est mieux que cela, puisque c’est un jeu de réappropriation littéraire survivaliste, une façon de ne pas s’en laisser compter, une énergétique verbale.

Il est préférable de connaître quelque peu la littérature pour apprécier les pointes bobillotiennes, mais après tout l’innocence – dans un monde coupable – est peut-être le meilleur des viatiques.

On n’est pas loin de l’absurde hénaurme, du rire bouffon, du trait de génie faisant rendre gorge.

François Mauriac, Genitrix : « Ainsi colligeait-il avec application des apophtegmes de toutes provenances. » [ce qui vaut poétique]

Plus fracassant qu’une salve de Kalachnikov, non ?

Du surréaliste libertaire belge Louis Scutenaire, Mes inscriptions : « Le moi, tout ce que j’ai retenu des autres. »

Jean-Pierre Bobillot collecte ainsi des pensées, des phrases, des mots, comme on rassemble de possibles épitaphes, des maximes, des traits définitifs.

Maître en dérivations typographiques, l’auteur de Prose des Rats cite avec jubilation Nikita Mandryka, dont le livre Les aventures potagères du Concombre masqué sera bientôt étudié en khâgne : « Ce qui me tue dans la vie… c’est la mort »

Quoi de mieux depuis Joseph Joubert ?

La femme fœtale : « Bis repetit placenta ! »

Il faut s’éblouir, mettre les « petites folies en fioles », et plus vite que ça, « d’un seul coup d’linceul ».

La petite amie de José-Maria de Heredia : « Comme un vol de cerveaux hors du larmier anal… »

L’anal, c’est déjà un progrès, non ?

Le distrait, verlainien : « Je fais souvent ce rêve : être ange et pénétrant… »

La phrase ultime : « Votre temps est bref / Soyez précieux »

Le situ : « Le vaudou est toujours debord ! »

Avez-vous remarqué les avancées considérables de la posturologie ?

Un jour, « les souffrances de la jeune Vertèbre », ne seront plus que littérature.

La blasée (Iphigénie la Torride) : « Le cher éphèbe est las, et j’ai vu tous les zigues ! »

Le poilu : « On les tzara ! »

Ces merveilles d’humour impossible sont disponibles chez Tinbad à 180 exemplaires seulement, parce qu’elles se méritent, et parce que nous ne sommes plus que 180, ou moins.

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Jean-Pierre Bobillot, Dernières répliques avant la sieste [notes sur le risible – II & III], Tinbad, 2021, 88 pages – 180 exemplaires

Mais Tinbad la joie, la joy, la joycienne – pilotage long courrier, et démasquages tous azimuts, Guillaume Basquin -, c’est aussi une revue, Les Cahiers de Tinbad, dont le dixième numéro est un hommage à Shakespeare (textes du sinologue Claude Minière sur Les Sonnets, d’Olivier Rachet le sollersien sur la « comédie sexuelle du pouvoir », de l’enragé Jacques Cauda, et de Gilbert Bourson), comportant également un extrait (en anglais) du dernier livre, posthume, de William Gaddis, Agape Agape, suivi logiquement d’un superbe entretien avec Will-iam Faulkner, inédit en français, publié en 1956 dans la Paris Review.

WF – 1 : « Le seul environnement dont a besoin un artiste est d’un peu de paix, un peu de solitude, et un peu de plaisir qu’il puisse obtenir pour un prix pas trop élevé. Un mauvais milieu ne fera que trop monter sa tension ; il passera trop de temps à se sentir frustré ou outragé. Ma propre expérience m’a enseigné que les seuls instruments dont j’ai besoin pour mon commerce sont du papier, du tabac, de la nourriture, et un peu de whisky. »

WF – 2 : « L’écrivain n’a pas besoin de liberté économique. Tout ce dont il a besoin, c’est d’un crayon et d’un papier. Je ne sais rien de bon pour l’écriture que d’avoir accepté un quelconque cadeau ou de l’argent. Le bon écrivain ne postule jamais à une quelconque bourse. Il est beaucoup trop occupé à écrire quelque chose pour cela. S’il n’est pas de premier niveau, il se trompe lui-même en se disant qu’il n’a pas le temps ou la sécurité économique. Le grand art peut provenir de truands, de contrebandiers, ou de voleurs de chevaux. Les gens sont effrayés quand ils découvrent combien d’adversité et de pauvreté les écrivains peuvent supporter. »

WF – 3 : « J’aimerais adapter pour l’écran 1984 de George Orwell. J’ai l’idée d’une fin qui prouverait la thèse que je martèle depuis toujours : que l’homme est indestructible à cause de son simple désir de liberté. »

WF – 4 (passage pour Flore-Aël Surun) : « Mon travail est le niveau que je dois atteindre pour me sentir aussi bien que quand je lis La Tentation de saint Antoine ou l’Ancien Testament. Ces œuvres me font me sentir bien. De même, regarder un oiseau me fait me sentir bien. Vous savez que si je devais me réincarner je voudrais que ça soit en buse. Personne ne la hait, ni ne l’envie ou ne la désire, ni même n’en a besoin. Elle n’est jamais ennuyée ou en danger, et elle peut manger tout ce qu’elle veut. »

WF – 5 : « Les deux grands hommes de lettres de mon temps furent Mann et Joyce. Vous devriez approcher l’Ulysse de Joyce comme le prêcheur baptiste analphabète approche l’Ancien Testament : avec foi. »

Eloge du livre de Richard Millet, La confession négative, par Guillaume Basquin : au commencement était la guerre (au Liban, du côté des chrétiens, pour Dieu, pour rien), le Mal, le Diable.

Jean-Hugues Larché (pseudonyme : Willem de Kooning) Danse avec Soutine le Dionysiaque méthodique, peintre du soleil dans les natures mortes : « Par sa vision dégagée de l’impressionnisme et ne s’occupant pas des recherches perspectivistes des peintres cubistes, Soutine fait imploser le motif pictural par une humanité qui surplombe l’expressionnisme à caractère nihiliste de son temps. Le visage de Grotesque en autoportrait présumé de 1925 annonce les portraits de Francis Bacon. La face réduite est posée sur un buste démesuré de profil à veste claire qui surgit sur un fond de ténèbres. Les lèvres larges, le nez vrillé, un œil sorti, l’autre dans son orbite. Cette auto-dérision de Soutine m’est précieuse et ne peut être que bénéfique en ces temps de grand sérieux où la panique des collapsologues, les frénésies médiatiques du flux virtuel et les stockages informatiques tournent à vide. »

Et puis il y a des textes de Jean-Claude Hauc (amer – à propos des « nymphettes décérébrées », ouais, bof), d’Ernest Hello (sur la grandeur de la critique et la défense de la grandeur en péril – écrit en 1872), de Jean-Louis Poitevin (de l’écriture du « Jonas » contemporain en notre Ninive de désolation), le journal d’un halluciné (Didier Fortuné), une analyse de l’aventure rimbaldienne du langage (Arnaud le Vac le Vénitien), la vie d’Ovaine, qui accoucha d’un bœuf (par Tristan Felix).

Une lettre extraordinaire (voilà pourquoi il faut lire les revues jusqu’au bout) d’Antoine de Saint-Exupéry (sorte de testament spirituel) peu avant sa mort, le 31 juillet 1944, abattu dans son avion au large de Marseille : « Aujourd’hui, je suis profondément triste. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui n’ayant connu que les bars, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui plongé dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur. »

« Il faut absolument parler aux hommes. »

« Dans cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d’avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut même pas être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d’où et infidèle à quoi ? Désert de l’homme. »

« Et moi je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire La Princesse de Clèves ou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu, tant était brûlant l’amour. Aujourd’hui bien sûr les gens se suicident, mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents intolérables. Ce n’a point à faire avec l’amour. »

« Nous sommes étonnamment bien châtrés. »

« J’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde. »

« Nous aurons de parfaits instruments de musique, distribués en grande série, mais où sera le musicien ? »

Qui est encore aujourd’hui « ivre du vin perdu » ?

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Les Cahiers de Tinbad, Littérature / Art, textes de Claude Minière, Olivier Rachet, Jacques Cauda, Gilbert Bourdon, William Gaddis, William Faulkner, Guillaume Basquin, Jean-Hugues Larché, Christian Lebrat, Jean-Louis Poitevin, Ernest Hello, Jean-Claude Hauc, Didier Fortuné, Arnaud Le Vac, Tristan Felix, Antoine de Saint-Exupéry, Steven Sampson, n°10, automne 2020, 128 pages

Editions Tinbad

Je signale au passage la parution de deux ouvrages de Tristan Felix :

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Faut une faille (préface de Jean-Paul Gavard-Perret, Z4 éditions, 2020, 164 pages) : de la vocation littéraire, et même pantextuelle, d’une auteure fiévreuse et absolument compassionnelle – « Un soir, mon ancien amoureux à la marte morte dépose un crapaud sur mon oreiller blanc, un bufo bufo, aux yeux d’or. Je le baise au front. Aucune pustule ne m’explose à la gueule. Depuis, à chaque fois que je croise un crapaud je le prends dans mes bras. »

Z4 éditions

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Laissés pour conte, Journal des douleurs (Editions Tarmac, 2020, 72 pages) : à propos des gueux, gueule par terre, hérons héros blessés du bitume pissé : « Soudain, je songe que ces deux misérables ne sont jamais les mêmes, qu’ils enfantent la misère sans autre identité qu’un passage de la nuit au jour. Ils se réincarnent en leur propre disparition. »

Tarmac éditions

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  1. bobillot dit :

    merci POuR cette leCture des plus empaTHiques (à la HuXleY !) : tout est dit…

    J’aime

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