
Depuis plusieurs mois, je remarque régulièrement le nom de la critique et commissaire d’exposition Carole Naggar en tête de publications de qualité, à propos de Saul Leiter, de David « Chim » Seymour, de Christer Strömholm, de George Rodger, de Werner Bischof, pour des maisons d’édition très différentes, en France et à l’étranger.
La vie de Carole Naggar, d’origine juive égyptienne, tout entière passée du côté de l’art, fourmille d’anecdotes passionnantes, de rencontres rares, de scènes étonnantes.
J’ai souhaité l’interroger sur ses derniers textes, afin de mieux la comprendre, et d’offrir sa parole aux lecteurs de L’Intervalle.
On découvrira ici une pensée en mouvement, toujours très personnelle, complète et tranchante.

Comment avez-vous été amenée à écrire sur la photographie ? Quels sont les premiers textes que vous revendiquez comme auteure ?
Tout a peut-être commencé avec des parents assez absents mais collectionneurs d’art. J’ai passé des heures de solitude à parler aux tableaux.
Au départ, je ne connaissais rien à la photo et j’écrivais sur la peinture, la sculpture et l’affiche pour Opus International, une revue d’inspiration surréaliste où travaillait le poète Alain Jouffroy. Quand André Pozner, le rédacteur en chef, m’a demandé d’écrire sur la photo pour Zoom (qui à l’époque était un magazine intéressant), je n’y connaissais absolument rien. Pozner m’a organisé une rencontre avec Doisneau à cinq heures du matin à Rungis. Il portait un gros sac à dos qui s’est révélé plein, non pas de matériel photo mais de boîtes de conserves pour chats. Il les a ouvertes avec son Opinel et les chats sont tous accourus devant les boîtes alignées. Le petit homme à la casquette et aux yeux tendres a dit : « A l’aube , leurs yeux luisent comme des sémaphores sur la côte. ». Et voilà, ma décision s’est faite là.
Ou : je peux aussi me souvenir que j’ai empêché ma grand-mère de jeter à la poubelle son album de photos sur sa vie en Egypte dans les années 1910 à 50, qu’elle avait apporté avec elle en France. Elle m’a dit « Notre vie n’était pas intéressante ». Moi je trouvais que si, et mon goût de l’archive vient sans doute de là. Encore une histoire d’immigrants ! L’album photo comme valise.
Le premier texte que je revendique comme auteure n’est pas sur la photo. C’est En blanc, un recueil de poèmes illustré par le peintre Joël Kermarrec (1975). J’aime encore bien Night Light, illustré de photos de l’artiste californienne Sara Holt (1979). Et Egypte Retour, illustré de mes photos de voyage, a été publié il y a juste quelques années, mais écrit en 1984.
Pourquoi le choix d’écrire des biographies de photographes, de George Rodger, Werner Bischof et David « Chim » Seymour ? Le photojournalisme est-il un intérêt premier ?
En fait, j’ai écrit d’abord de la poésie, puis pendant des années des textes sur la peinture et la sculpture aussi bien que sur la photo et je le fais encore à l’occasion, bien que les gens aient tendance à vous coller une étiquette et à demander toujours la même chose.
Ce qui m’a intéressé chez ces trois photographes, c’est qu’ils débordent largement le cadre du photojournalisme d’une part, et d’autre part ont été un peu oubliés, à l’ombre de Capa et de Cartier-Bresson. Rodger est aussi un superbe écrivain. Bischof, aussi un excellent écrivain et dessinateur. Les biographies ont été l’occasion de leur redonner une place. Maintenant, c’est chose faite – donc je peux passer à autre chose, par exemple la fiction.

En matière d’écrits sur la photographie, avez-vous des modèles ? Votre conception de la critique a-t-elle évolué au fil du temps ?
J’aime les écrits sur l’art des poètes plutôt que des critiques d’art : Jean Genet, Apollinaire, Baudelaire, les merveilleuse chroniques de Charles-Albert Cingria, qui se baladait sur son vieux vélo à travers monts et vaux de Suisse et d’ailleurs – je me le représente avec sa pauvreté, ses connaissances encyclopédiques et son style ironique et baroque. Deux ou trois exceptions : j’aime beaucoup John Berger, un homme engagé qui était aussi un ami, et qui écrivait, outre ses textes sur l’art, de beaux poèmes. Aussi certains textes de Georges Didi-Huberman. Et enfin les magnifiques textes dits à la radio par Daniel Arasse, qui a utilisé la photo pour se rapprocher des œuvres [voir Le détail], mais écrivait sur la peinture.
Récits instantanés avec 22 photographies (Atelier de l’agneau, 2019) est-il une manière de plonger dans votre inconscient visuel et de construire une autobiographie en images ? Etes-vous arrivée au temps des bilans et de la transmission aux plus jeunes générations ?
J’ai fait de la transmission par mon travail comme professeure d’abord aux Beaux-arts, puis dans plusieurs universités aux Etats-Unis, soit en tout de 1982 à 1997. Ce type de transmission m’intéresse moins maintenant. Je crois avoir transmis une bonne part de ma sensibilité à la peinture et à la photo à nos deux fils qui sont adultes.
Je ne crois pas que Récits Instantanés soit un bilan. Je n’aime pas trop les autobiographies, à part celle, géniale, de Topor, Mémoires d’un vieux con, qui résume bien ce que j’en pense. Topor fait intervenir une quantité énorme de célébrités et invente ses soi-disant rencontres avec ces personnages. J’aime bien aussi certains passages, mais pas tout, d’Extérieur monde d’Olivier Rolin où l’autobiographie est tempérée par le journalisme.
Récits se bâtit à partir des rencontres et ma personne n’apparaît qu’en creux, comme le vide au centre du vase que l’archéologue recolle.

Pourquoi vous être particulièrement penchée sur la photographie Giacometti à la fenêtre pour un petit livre à poster publié par les éditions Les petites allées ? Comment avez-vous travaillé pour construire ce texte ?
J’ai toujours aimé Strömholm dont j’ai découvert les photos aux Rencontres d’Arles en 1983, je crois. Il y a quelques années j’ai été co -auteure avec Caujolle d’un gros livre sur Strömholm où les photos ont été choisies par son fils Joakim, que j’avais rencontré dix ans plus tôt à Paris grâce à un couple ami venu de Suède et du Danemark. Bien avant, j’avais rencontré Diego, le frère d’Alberto, et cette rencontre m’a beaucoup frappée (voir l’épisode sur Giacometti sur son lit de mort où Diego parle dans mon livre Récits instantanés). Une lecture tout à fait décisive a été celle du livre de Jean Genet sur Giacometti, un petit livre magnifique au même format que ceux des Petites Allées : L’atelier d’Alberto Giacometti (1963).
Donc, comme toujours, c’est un nœud de rencontres, coïncidences ou destins, qui se coagulent et finissent par conduire à un texte.
J ’aime beaucoup cette photo pour son côté voilé et mystérieux. La photo représente la convergence de ces deux amours, Giacometti et Strömholm. Je voulais faire un texte simple et épuré comme le travail d’Alberto et le format de la collection me convenait complètement. Nathalie Rodriguez, l’éditrice, m’a dit que mon texte sent le plâtre, et c’est un grand compliment.
N’y aurait-il pas une étude à mener sur les portraits de Giacometti, que les plus grands photographes ont voulu rencontrer ?
Oui sûrement, cela pourrait être un projet de la Fondation Giacometti !
J’ai dans mon bureau une photo donnée par Doisneau au début des années 1980 de Giacometti le pied posé sur une bûche ou un socle et la main sous le menton : « Pour Carole voici Giacometti ».

En règle générale, pourquoi une photographie vous touche-t-elle ?
Pas en général, mais toujours en particulier. Les photos qui me touchent le plus sont celles qui résistent aux commentaires.
Etiez-vous amie avec Saul Leiter ? L’avez-vous côtoyé ? Vous a-t-il photographiée ? Vous avez écrit un très beau texte pour le merveilleux In My Room (Steidl, 2017).
Je n’ai connu Saul que très peu et vers la fin de sa vie, et il n’a jamais fait mon portrait (dommage !), mais j’adore ses photos noir et blanc pour In My Room. C’est la directrice de la Fondation Leiter, Margrit Erb, qui m’a demandé le texte. Elle était, elle, très proche de Leiter, et s’occupait de la vente de ses photos à la galerie Howard Greenberg. Elle ressemble tout à fait aux amies de Leiter ! Il lui a légué son œuvre.
Les éditions de l’UNESCO – DeGruyter viennent de publier un album oublié de 38 planches-contacts de David « Chim » Seymour constituant l’archive d’un reportage réalisé en 1950 en Calabre documentant la lutte contre l’analphabétisme. Le photographe américain s’y montre très sensible à la pauvreté des enfants. Ne pourrait-on pas être ici dans un shtetl de Pologne avant-Guerre ? La sensibilité aux plus démunis de Seymour ne provient-elle pas d’une conscience aiguë, et très personnelle, des peuples malmenés par l’Histoire ?
On pourrait tout à fait être à Vilnius, la Jérusalem du nord, ou encore dans un shtetl d’Europe de l’est, quoique Chim vienne d’une famille juive bourgeoise et cultivée et n’ait pas de connaissance directe des shtetls, sauf par la lecture des livres en yiddish et hébreu publiés par son père aux éditions Central à Varsovie (Bashevis Singer et autres).
On pourrait surtout retrouver dans le reportage sur l’illettrisme toutes les attitudes des enfants de son reportage Enfants d’Europe, le même style en clair-obscur assez dramatique, et même des échos de la Guerre d’Espagne avec sa documentation des paysans qui occupent les terres comme en 1936-37. Enfin, il a toujours été un grand lecteur et l’analphabétisme est pour lui un sujet sur mesure.
Pourquoi « Chim », Juif polonais, aimait-il se déclarer « méditerranéen » ?
Je pense qu’il ressent la culpabilité du survivant, étant donné que sa famille a été massacrée par les Nazis, sauf sa sœur aînée et son mari qui ont émigré aux Etats-Unis à temps. A partir de 1949, il s’installe à Rome et ne met plus les pieds en Europe de l ‘Est où il ne sent pas capable de retourner. Il s’attache à la Grèce, à l’Italie, à Israël qu’il documente à partir de 1949-50. Mais ce qui est remarquable c’est qu’il n’a pas de préjugés anti arabes : pendant la guerre de Suez en 1956, où il devait trouver la mort, il a fait uniquement des photos des Egyptiens blessés, affamés et sans abri, prenant toujours le parti du plus faible.

Avec Tereska & son photographe (The Eyes Publishing, 2019), n’abordez-vous pas de nouveaux rivages, en mêlant la fiction aux archives ? Le domaine du roman ne vous tente-t-il pas ?
Mais si ! J’ai publié quelques nouvelles dans Che Vuoi et la revue L’Intranquille, entre autres. Récemment Tereska et son photographe a confirmé mon désir de plonger dans la fiction et je suis en train d’écrire un long récit qui s’appellera Le Rouge du sable, sur des communistes juifs égyptiens emprisonnés dans le désert au camp d’Al Kharga en Egypte, entre 1950 et 1963. C’est fondé sur des faits réels, mais c’est une fiction dont le héros, sous un autre nom, a vraiment réussi à s’échapper du camp. J’ai raconté son évasion, qui est bien réelle, mais j’ai inventé son enfance et sa jeunesse. Bien que des visiteurs leur aient fait passer un appareil photo, aucune image ne demeure des internés au camp, et cette absence même nourrit le récit.

Vous vivez entre Paris et New York, et vous êtes de famille juive égyptienne. Le déplacement vous est-il intimement nécessaire ?
Les deux villes, Paris et New York, et le déplacement entre elles et entre les langues sont bénéfiques. Au contact du français, la langue anglaise devient plus fleurie, et le français frotté avec l’anglais devient plus concis et plus acéré. Je lis aussi l’italien et j’adore cette langue. J’ai essayé d’apprendre le polonais, mais les résultats sont maigres et me permettent tout juste de demander mon chemin ou de faire des courses, bien loin de mon but de lire Bruno Schultz dans le texte.
Mon lien avec l’Egypte reste fort, mais la situation politique actuelle me désole et je n’y retourne pas pour l’instant… sauf en imagination dans mon roman. La première fois que j’ai écrit sur l’Egypte, dans le livre avec Bernard Plossu, Egypte, je n’y avais jamais mis les pieds depuis la toute petite enfance et n’y suis allée que plus tard, puisque les passeports de Juifs d’Egypte portaient le tampon « interdit de retour ». Ce n’est qu’avec Sadate que les frontières se sont rouvertes en 1972.
Vous travaillez actuellement à un livre de photographies de George Rodger sur le camp de Bergen-Belsen. Que pouvez-vous déjà en dire ?
Rodger a été le seul photographe présent à l’ouverture de Bergen-Belsen en avril 1945. Ses photos sont extraordinaires, mais il ressentit une grande culpabilité à l’idée d’«organiser les cadavres dans de belles compositions », comme il l’écrit.
A la suite de cette expérience, il a renoncé à la photo de guerre et il est parti en Afrique avec l’idée que c’était une civilisation plus pure et moins violente que celle de l’Occident.
Deux choses me passionnent ici :
– La violence est-elle représentable ? et dans quel but ?
– Quel était le rapport de Rodger avec le judaïsme ? Il partageait les préjugés britanniques de l’époque sur les juifs, mais ses meilleurs amis étaient Capa et Chim !
Propos recueillis par Fabien Ribery
Carole Naggar, Giacometti à la fenêtre, Les petites allées, 2019, 200 exemplaires numérotés
Carole Naggar / David « Chim » Seymour, Tereska & son photographe, The Eyes Publishing, 2019 – 400 exemplaires en anglais, 300 en français
Carole Naggar, Récits instantanés avec 22 photographies, Atelier de l’agneau, collection biophotos, 2019, 146 pages
They Did Not Stop at Eboli : UNESCO and the Campaign against Illiteracy in a Reportage by David « Chim » Seymour and texts by Carlo Levi (1950), edited by Giovanna Hendel, Carole Naggar & Karim Priem, UNESCO Publishing – DeGruyter, 2019, 310 pages
Saul Leiter, In My Room, textes de Carole Naggar, Robert Benton, Margit Erb, Steidl, 2017
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