
Je suis très attaché au travail artistique de Guillaume de Sardes, élégant, sensuel, informé, intelligent, présenté régulièrement dans L’Intervalle.
Ne cessant d’interroger les liens entre écriture et photographie, son dernier ouvrage, Vers l’Est (Hermann Editeurs), se lit comme une errance amoureuse et métaphysique aux confins de l’Europe soviétique.
Il y a dans son classicisme un peu tremblé une manière très française d’aborder le continent féminin, la géographie et l’Histoire, en ne séparant pas les espaces du dedans et les territoires du dehors, les envies de départs et la doulce mélancolie, l’intimité et les formes d’un monde reçu avec une sorte d’étonnement enfantin.
Elaborant dans le geste même de vivre un vaste journal photographique, Guillaume de Sardes aime s’enchanter d’images perdues, puis retrouvées, d’une existence ne craignant pas le flottement des jours.
Vers l’Est est un livre somnambule, ponctué de visages féminins indiquant un continuum érotique.
On y est bien, on y voyage, dans la pulsation de l’instant et le sentiment de la liberté.

Vous êtes à la fois écrivain (Le Dédain, L’Eden la nuit, Genet à Tanger, etc.) et photographe (Retours à Beyrouth, Fragments d’une histoire d’amour). Vous considérez-vous comme un écrivain qui photographie, ou un photographe qui écrit, le geste de l’un prolongeant celui de l’autre, ou séparez-vous les deux pratiques ?
À mes yeux, les deux pratiques sont liées et c’est justement leur nouage qui m’intéresse. Que ce soit à travers la photographie ou l’écriture, il s’agit toujours de créer des images. Mais celles-ci sont de nature différente : données dans un cas, suggérées dans l’autre. Barthes dit de la photographie « ça a été ». On pourrait dire d’une image littéraire : « ça pourrait avoir été », le passage au conditionnel permettant d’introduire la subjectivité du lecteur dans la représentation mentale qu’il se fait de l’image. Pourtant, entre une photographie et une image en littérature, la frontière est moins nette qu’on le croit. Une image littéraire peut par exemple atteindre un plus haut degré de vérité qu’une photographie. Je trouve passionnante la porosité de la frontière existant entre ces deux médiums. C’est celle-ci que j’interroge en creux depuis des années.
Dans mon travail, qui est marqué par un va-et-vient entre écriture et photographie, je pourrais dire que je me sens écrivain-photographe quand j’écris, et photographe-écrivain quand je photographie, au sens où ma manière d’écrire est visuelle, presque cinématographique, et que mes photographies ont un caractère narratif, fictionnel.

Diriez-vous donc que votre travail de photographe et votre démarche d’écrivain se ressemblent ?
Du point de vue thématique, c’est évident. La photographie et l’écriture ne sont pour moi que deux moyens de traduire un même monde intérieur. Mais il me semble que l’une et l’autre entretiennent en outre une proximité stylistique. Il est plus facile de le sentir que de l’expliquer, mais je crois qu’on pourrait appliquer les mêmes adjectifs à mes photographies qu’à mes romans. Que je photographie ou que j’écrive, je cherche toujours à atteindre une forme de « classicisme un peu tremblé ». La frontalité de mes prises de vue, la composition de mes images qui suit plus ou moins les règles de la peinture néo-classique, font écho à la recherche d’élégance simple, de mesure, qui est la mienne dans l’écriture. Mais j’essaye de glisser dans mes images comme dans mes phrases un je-ne-sais-quoi qui dérange leur ordre, un léger tremblement…

Qu’attendez-vous de la photographie ?
Qu’elle rende compte de ce que l’écriture échoue à saisir – et inversement.
Plus prosaïquement, je l’utilise pour garder une trace de mes voyages et de mes rencontres. Je n’ai jamais eu le courage de tenir un Journal. Je trouve que c’est fastidieux. Alors je fais des images, dont la suite forme quelque chose comme un Journal photographique. J’aime beaucoup revoir (redécouvrir parfois) d’anciennes photographies et laisser les souvenirs affluer. C’est d’ailleurs comme ça que je rédige les textes brefs qui accompagnent mes images, quand je publie un livre ou que j’expose. Ils sont la traduction « sur le vif » de ce que les photographies évoquent en moi quand je les regarde, souvent des années après que je les ai prises. Revoir une image c’est pénétrer dans le labyrinthe de la mémoire, c’est prendre le risque de la nostalgie.

C’est parce que, selon vous, textes et images se complètent que vous annotez vos tirages ou introduisez dans vos livres de photographie de brefs textes qui sont comme des contrepoints aux images ?
Oui. Les textes me permettent de préciser le contexte d’une image et ce faisant d’en enrichir le sens. C’est une manière de pousser le regardeur à dépasser la perspective du réalisme naïf. Si une image montre bien ce qui a été, elle peut aussi suggérer davantage. C’est une des choses qui distingue la photographie d’auteur de la photographie vernaculaire. Une image vernaculaire peut bien entendu être richement commentée, notamment sous un angle historique et sociologique, mais ce qui en sera dit sera « plaqué » sur l’image. Au contraire, la photographie d’auteur porte déjà en elle son propre commentaire.

Comment jugez-vous qu’une photographie est réussie ?
Quand elle a une qualité narrative, quand elle est traversée par une émotion. Si en plus cette émotion est ambiguë, alors c’est parfait. À propos de ma première exposition, Vies secrètes, en 2014, le critique Etienne Hatt avait écrit dans Art Press que mes images « sont plus complexes qu’elles n’en ont l’air. » Cela m’avait fait très plaisir parce qu’il avait parfaitement compris ce que je cherchais à faire. À mes yeux, toute image réussie pose une question. La réponse à cette question ne doit jamais être évidente. Une image qui résiste est une image qu’on n’épuise pas.

Votre dernier ouvrage, Vers l’Est, indique un tropisme oriental, quand tant de photographes vont vers le Sud. Pourquoi un tel attrait pour les confins de l’Europe et les marches de l’Asie ?
Je suis à la fois attiré par la Méditerranée et par l’Est. En forçant un peu le trait, on pourrait dire que l’histoire de l’Europe occidentale se confond avec celle de la Méditerranée – un beau livre a été écrit par Fernand Braudel à ce sujet. Il existe une civilisation méditerranéenne, c’est-à-dire une manière de vivre, de sentir commune à tous les peuples de cet espace. Or l’Est – disons grosso modo les pays qui faisaient partie de l’Empire russe – s’est développé au fil des siècles de manière largement autonome. Il y avait des contacts, évidemment, avec l’Europe occidentale, qui se sont intensifiés à partir du XVIIIe siècle, mais ils n’ont pas effacé les spécificités russes. Au XIXe siècle, le poète Fiodor Tiouttchev qui est très connu en Russie, autant que Pouchkine, a écrit un quatrain souvent cité à ce propos : « On ne peut pas comprendre la Russie par l’esprit / Ni la mesurer avec des outils de mesure habituels / Elle est d’une nature si particulière / Qu’en elle, on ne peut que croire. » Il suggère par là qu’il y a une spécificité russe, une « âme russe », idée ensuite reprise par Dostoïevski. Je crois que c’est une idée juste. C’est cette différence qui motive mes voyages « vers l’Est ».
La Guerre froide considérée du point de vue soviétique, son esthétique, son glacis, voire sa dimension fantastique, hante-t-elle votre rapport à l’Histoire ?
Oui, bien sûr. Je connais assez bien l’histoire russe du XXe siècle qui est riche en personnages plus grands que nature. Prenez Staline. Comparé à lui, même De Gaulles semble être de « petit format ». Mais il ne faut pas se représenter la Guerre froide comme un bloc qui irait de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la dislocation de l’URSS en 1991. Il y a eu plusieurs périodes, ce qui est visible dans le domaine de l’art. Après la guerre, le régime se durcit. Toute forme artistique qui ne relève pas du réalisme socialiste est interdite. L’obligation faite aux écrivains de décrire la vie non pas telle qu’elle est, mais saisie dans son développement révolutionnaire, c’est-à-dire telle qu’elle devrait être, affadit les romans. C’est une période de désert, seules restent intéressantes la statuaire et surtout la musique avec Chostakovitch et Prokofiev qui continuent de créer dans des conditions difficiles – je ne parle pas de Stravinsky ni de Tcherepnine qui eux vivent en exil. Les choses commencent à s’améliorer après la mort de Staline en 1953, puis l’art renaît vraiment dans les années 70. Tarkovski réalise Solaris en 1972, le photographe Boris Mikhailov sa Série Rouge entre 1968 et 1975. Sergeï Chilikov commence également à travailler à ce moment-là. Parallèlement, on assiste à la naissance d’un courant de photographie plus conceptuel à Moscou. C’est comme si les années 70 renouaient avec la créativité des premières années de l’Union soviétique, celles d’une brillante avant-garde incarnée par Maïakovski, Malevitch et Rodtchenko.
Quels seraient les contours, les formes, la substance d’un érotisme reliant en un même mouvement d’aimantation Budapest, Bakou, Berlin, Kiev, Moscou, Vilnius ?
On pourrait dire que Vers l’Est est ma réponse à cette question.

Que possède d’inaugural la photographie ouvrant votre livre, un autoportrait avec votre compagne Régina dans un miroir, à Budapest ?
Ce voyage à Budapest n’était pas le premier que je faisais à l’Est, mais c’était le premier voyage que j’y faisais en tant que photographe, je veux dire avec l’idée de faire des photographies. C’était aussi le premier voyage que je faisais avec Régina, qui elle aussi est d’origine russe. Plus russe que moi, même, puisqu’elle est née là-bas. Elle est arrivée en France à l’âge de quatre ans. Son père, Vadim, travaillait sur le programme spatial russe. Elle a écrit une pièce sonore émouvante à ce sujet, Cosmic dad, qu’on doit encore pouvoir écouter sur ARTE Radio.
Aujourd’hui, Régina est devenue chanteuse, mais à cette époque (nous venions de nous rencontrer) elle commençait de réaliser des films – trashs, délicats et bizarres, vraiment intéressants – et elle était mannequin. Je suis venu à la photographie à travers elle. Elle a été ma muse.
Soudain, je me rends compte en vous répondant que cette image est l’unique autoportrait que j’ai fait. Mais tout est déjà là, presque explicite, tout mon rapport à la photographie…

Y a-t-il de voyage véritablement vécu sans la présence d’une femme à vos côtés, comme un vertige, un absolument autre, une incarnation salutaire de la sensualité ?
Je crois que non. Il faut donc partir avec une femme, ou en rencontrer une où l’on va. À mes yeux, tout voyage à une dimension intime.
Avez-vous conçu Vers l’Est comme un rêve éveillé, indiquant une sorte de présence fantomatique ou somnambulique ?
« Somnambulique », j’aime bien le mot. C’est l’impression qu’on peut avoir en feuilletant Vers l’Est. Mais je ne l’ai pas voulu, « conçu », ainsi. Si le livre est tel qu’il est, c’est que cela correspond profondément à l’état dans lequel je voyage. Je pars sans but clair, souvent sans contact dans les villes où je me rends ; je pars, c’est tout. En voyage, je vis la nuit. De ce point de vue, je me sens proche des surréalistes qui étaient nombreux à faire de longues promenades nocturnes, ce qui était une façon de revendiquer la ville. Je pense à Léon-Paul Fargue, à Aragon, à Breton.

Vous légendez avec grâce et profondeur vos images, écrivant par exemple pour définir votre poétique : « La photographie est un exercice d’admiration. » Votre regard est-il celui d’un enfant fasciné par les anges féminins et la façon dont les traces que nous laissons sur notre passage, bâtiments en béton ou empreintes sur la neige, relèvent essentiellement de l’éphémère ?
La phrase que vous citez accompagne une image où l’on voit des traces de pas dans la neige, entre des sapins. À gauche, il y a l’amorce d’un banc. J’écris à propos de cette image : « La scène me rappelle une photographie de Christer Strömholm faite au cimetière de Montmartre à la fin des années 50. Les images d’aujourd’hui naissent des images d’hier : la photographie est un exercice d’admiration. » Je veux dire par là que beaucoup de photographies sont des citations infidèles (et parfois inconscientes) de photographies plus anciennes. Ici encore la photographie d’auteur se différencie de la photographie vernaculaire car elle s’inscrit dans une filiation, dans une longue suite d’images. De la même manière qu’on n’écrit qu’à travers les mots des autres, on ne photographie qu’en écho avec les photographes qu’on aime.
Mais le sens plus large que vous donnez à ma phrase est également juste parce que je ne photographie que ce que je veux retenir, ce dont je veux garder la mémoire, ce que j’admire.
Que devez-vous à Helmut Newton ?
Sans doute évoquez-vous son nom parce que je cite sa réponse faite à Bernard Lamarche-Vadel lors d’une interview : « Si je cherche un point de vue, je ne vais pas commencer par regarder ce que l’Art accepte pour m’y conformer. » N’est-ce pas une belle leçon de liberté ? Newton a repoussé les frontières de l’acceptable dans la photographie de mode. Il a aussi créé un genre en s’inspirant du sensationnalisme de la presse tabloïd : la scène de meurtre glamour ! C’était le thème de sa toute dernière exposition, Yellow Press, présentée en 2002 à la galerie de Pury & Luxembourg à Zurich.
Je note un certain conformisme dans la photographie contemporaine. Il reste très peu d’espace pour les travaux qui ne relèvent pas de la photographie plasticienne. Quelques galeristes et critiques s’y intéressent encore, mais presque plus aucune institution… Je ne vois rien d’important depuis l’exposition testament de Jean-Luc Monterosso à la MEP, il y a déjà deux ans, La Photographie française existe… Je l’ai rencontrée. La France est devenue le champion d’un art d’État de médiocre qualité, standardisé, dont les artistes de Cour, sauf en de rares occasions, ne parviennent plus à se faire reconnaître au-delà des frontières.
Dans ce contexte, Newton est un exemple. Car c’est en restant lui-même, sans chercher à précéder les attentes mais plutôt en les trompant, qu’il a fait œuvre.

Votre livre ne dialogue-t-il pas secrètement avec celui de Nicolas Comment, Est-ce l’Est ? Berliner romanze (Filigranes Editions, 2008) ? Une exposition de vos travaux conjoints serait magnifique.
Nicolas Comment est un ami dont j’apprécie vraiment le travail. Nos séries pourraient en effet être rapprochées car elles ont beaucoup en commun : quelque chose de flottant, d’impressionniste, une dimension intime… Nous avons d’ailleurs déjà exposé ensemble en 2014. Nicolas est photographe et musicien. Est-ce l’Est ?, travail auquel vous faites référence, est à la fois un petit livre de photo et un album (au sens musical du terme) que j’aime particulièrement. Je l’ai souvent écouté lors de mes voyages.
Mais ma série Vers l’Est sera présentée à Paris, à la galerie Odile Ouizeman, en même temps que la série Magnitogorsk de Tim Parchikov. L’exposition aura lieu du 5 septembre au 31 octobre 2020 sous le titre général EAST SIDE STORIES. Tim est un photographe vivant à Moscou dont j’aime aussi beaucoup le travail. À mes yeux, il est un des photographes russes les plus intéressants de sa génération. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à le penser car il est exposé un peu partout dans le monde ! Tim est érudit, exact (ce qui contrebalance mon côté un peu dilettante) et il a beaucoup d’humour. Je suis heureux d’exposer avec lui.
Quels sont vos actuels projets photographiques et d’écriture ?
En ce moment, je travaille sur un projet de livre de photographie autour de Tanger avec l’artiste marocain Mounir Fatmi. Deux regards sur une ville que nous aimons, deux regards différents et complémentaires, deux regards croisés. Quant à l’écriture, je viens de terminer un roman et un essai consacré à Fassbinder. Il faut maintenant qu’ils paraissent. En attendant, je réfléchis à un nouvel essai, cette fois sur Helmut Newton.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Guillaume de Sardes, Vers l’Est, préface Paul Ardenne, Hermann Editeurs, 2020
Revue Prussian Blue – dirigée par Guillaume de Sardes
Magnifiques images, magnifique interview !
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