
Voilà l’un des plus beaux amours du siècle, entre un homme et une femme, deux écrivains, deux sensibilités traversant le temps dans la complicité prouvée par le rire, dans la concentration, l’affection et le bruit neuf, dans l’approfondissement d’une expérience intérieure vécue à deux.
Refus du non-être, tout pour l’être, confirmé par la marée bleue de l’écriture.
Cet amour entre Dominique Rolin et Philippe Sollers existe en trois volumes, indispensables, non pour y découvrir des secrets derrière des cloisons, mais pour apprendre à penser mieux, vivre mieux, aimer mieux, écrire mieux.
Ces deux-là, c’est évident, ont trouvé les lieux et les formules. L’appartement parisien de Dominique Rolin, et des séjours réguliers placés sous la protection de Venise.
On connaît l’histoire : nous sommes en 1958, il a vingt-deux ans, elle un peu plus du double. Il vient de publier Une curieuse solitude, salué par les éminences Mauriac et Aragon, elle est depuis Le Souffle (1952) auréolée du prix Femina. Elle vient de perdre son mari, le sculpteur Bernard Milleret, il la trouve radieuse, exceptionnelle.
Tous deux ont conclu un pacte contre la mort, ils s’y tiendront jusqu’au bout (Dominique Rolin est paraît-il décédée en 2012).
J’ai déjà souligné la fulgurance de ces lettres écrites bien au-delà de la psychologie, dans le travail d’écriture les faisant entrer dans le poème-roman d’une vie sans petitesse.
Chacun invente seul et par l’autre une liberté donnant une force considérable à leur amour.
Dans la diablerie d’époque qui est la nôtre, relire cette correspondance en entendant la voix de chacun, constamment intelligente quant à l’essentiel, ouvre un paradis irrésistible.
Je souligne des passages de contre-poison, je traverse le Léthé, et j’admire la confiance des phrases.
Tous deux sont là, en présence, offrant à l’autre un bain de jouvence dans le don-contre don des pensées justes.
Philippe Sollers, le 20 décembre 1959 : « Je vis, depuis longtemps (depuis toujours ?) dans une sorte de parti-pris absolu qui veut que je ne fasse attention – mais alors c’est une attention extrême – qu’à très peu de choses, à très peu d’êtres ; ou plutôt mon attention, chaque fois, est braquée sur un certain point, et tout le reste va, vient, se déroule, comme en dehors de moi. »
Le 26 : « Je t’aime, je ne pense qu’à toi, tu es le seul point fixe de ma vie, sans cela vaporisée en moins de temps qu’il n’en faut pour le voir, sans toi, vide à pleurer. »
Le 14 juillet 1960 (Philippe Sollers écrit généralement de son havre de l’île de Ré) : « ce qui est nouveau dans nos « téléphonages » (il faudrait reprendre ce mot qu’on trouve chez Proust et qui a l’air d’une fonction naturelle, d’un membre supplémentaire), c’est le ton de nos voix, il me semble, quelque chose de joyeux et de sûr, restant, malgré tout, contenu. Rien ne peut me faire plus de plaisir. Nos « rapports » (étendus ainsi dans l’espace) prennent alors un côté secret, alchimique, presque, comme si nous avions réussi (résultat toujours, à refaire) une transmutation parmi les plus difficiles. »
Le 25 : « Le moment où j’écris doit être ainsi un moment de passage « au sens planétaire du terme » ( !), puisqu’il me faut créer ainsi une mise en scène spéciale, où la conjonction papier, main, stylographe doit arriver à la minute prévue. (…) En tout cas, je vois surréaliste, si j’écris plus raisonnablement. Mais je crois qu’après les analogies irrationnelles de l’écriture automatique (ou prétendue telle), le monde de l’analogie – supplément important – reste à établir. »
Le 25 février 1962 : « D’ailleurs, je te le dis très sérieusement : il n’y a que toi qui me retienne de ce côté-ci de la vie. Même si je n’arrive pas à te communiquer l’épuisant excédent de pensée qui me mine, je sais que tu es seule à en éprouver l’écho. »
Le 1er mars : « En fermant les yeux, on retrouve immédiatement, en solutions fragmentées, tout le bric-à-brac, tout le grand foutoir de l’esprit de l’humanité. Il faudrait – mais c’est impossible – en essayer l’approximation écrite… »
Le 17 avril : « C’est à toi que j’écris mes livres, tu le sais. »
Le 18 : « Et j’ai l’impression d’être seulement une des manifestations épisodiques d’une énorme décadence contre laquelle il serait vain de lutter. Joyce a dû comprendre, éprouver cela. Il avait la force. Parce qu’être un « écrivain » ne me tente pas beaucoup (c’est une ambition dérisoire à partir d’un certain rêve). »
Le 23 juillet : « La fatigue : c’est un élément désormais, et l’on devrait dure la « fatigue » comme on dit le feu ou l’air. On dirait qu’une puissance inconnue, invisible, exploite à la lettre le système nerveux des hommes. Artaud était persuadé de cela. » Et CELA : « Peut-être aussi que plus on monte dans un certain sens, plus les forces inférieures – par compensation – s’acharnent à nous retenir – et c’est bien là qu’on les découvre à l’œuvre. Pour un raisonnement logique que je peux faire, je dois ensuite – dans une région intermédiaire qui n’est ni la pensée, ni l’absence de pensée mais la pensée coupée d’elle-même – subir mille bêtises en liberté : phrases qui luttent d’idiotie entre elles ; images d’une écœurante banalité hypertrophiée… »
Le 24 : « Je vais au virage où l’on voit la mer : et je me rappelle que c’est là, très exactement, il y a 7 ou 8 ans, que j’ai eu une des premières « extases » intellectuelles précises. C’était après avoir lu une étude de Bataille sur Lascaux. J’étais sorti après dîner… il me semblait que toute la préhistoire se tenait dans l’ombre près de moi, qu’elle coulait, avec tous les âges, depuis les étoiles… »
Le 28 décembre : « Te rends-tu compte de la chance et de l’importance que tu représentes à mes yeux ? »
Le 2 janvier 1963 : « J’ai remarqué en tout cas une chose : tout se passe comme si je devais rejoindre un certain état, l’état « observatoire » ou « panoramique » d’où les différents éléments, parfois réunis dans l’ombre et l’aveuglement, se déploient, s’organisent. »
Physiologie du corps – traverser les crises d’asthme -, physiologie de l’écriture.
L’amour est question de suprême logique.
Le 5 septembre : « Je t’aime et t’embrasse. Ma logique reste la même dans le fait d’être avec toi le première phrase (et non ses adjectifs, j’appelle adjectifs les « aventures », etc…). »
Le 29 mars 1964 : « Les « accrocs », nous avons toujours su, n’est-ce pas, qu’ils venaient, non pas de nous, mais de certaines nappes traversées invisiblement par nous… »
Le 3 avril : « La disparition de la marge entre vie « vécue » et « écrite » pose une sérieuse question au système nerveux – et cela devient irritant au maximum d’être cette sorte de bétail-à-littérature inexorablement condamné à la signification absolue. »
Le 7 juillet : « Je suis très souvent attaqué par Venise. Et toi ? »
Le 23 juillet 1965 : « Nous nous aimons en dehors de toute histoire d’état civil, à l’intérieur d’une belle et terrible guerre secrète, immobile… »
Traversée de Virgile, Dante, Shakespeare, Ibn’ Arabi, Kafka, Poe, Melville, Sade, Céline, Rimbaud, Joyce…
Rencontre de Julia Kristeva au mois de mai 1966 – mariage un an plus tard.
Refus absolu du corps castré, du bouclage.
Le 12 juillet 1967 : « la psychologie est la boue de l’humanité – il faut lui reprendre sans cesse un certain espace – espace brillant, neuf, sans fin – »
Le 10 août 1967 : « Tout ce que j’ai vécu a toujours été dirigé vers l’établissement non pas d’une « vie » mais d’un texte, et dans ce texte tu es inscrite à tous les niveaux, je dis texte comme je dirais circulation, sang, nerfs – mais ces derniers mots sont encore trop en surface -, et pas une seconde n’a passé et ne passe que ce soit là le drame et me jeu. J’ai besoin de toi en ceci que tu es pour moi l’amour, que je n’ai cessé et ne cesse de le penser, dans la marge et l’écart dont nous avons tant de fois parlé. »
Le 20 avril 1968 : « lis entre les lignes, pense-moi dans le mouvement vaste qui est le mien et le tien… Je n’ai pas une seconde de repos en un sens, j’arrive à l’écorchure incessante et sourde – sans cris et sans prix… Il faut que nous passions, que nous franchissions tout cela, et tu as de ton côté un geste à faire, un geste supplémentaire très interne, très simple et très compliqué… »
Le 17 juillet 1969 : « Tu es ce sans quoi je n’existerais pas une seconde de plus, tellement le reste représente un étouffement strict, progressif, sordide. Le plus évident, c’est que tu m’as permis de « vivre », au sens où l’on accepte, finalement, de durer dans le labyrinthe.»
Le 8 juillet 1970 : « Je me dis que j’aurai au moins connu grâce à toi et avec toi ce qu’on peut toucher de plus lointain : le reste n’est pas grand-chose. Tenons-nous serrés dans notre espace : je le vois maintenant comme une épée scintillante, coupant et ouvrant à travers la pierre et l’eau ce que nous savons. »
Le 9 : « Nous sommes à un point si bas de l’humanité, et dans un pays si coincé que pour soulever ce poids il faudrait un atomiseur interne, être en effervescence (drogue + lucidité) 24h sur 24. La face porcine de Pompidou exprime la situation : c’est inouï, en un sens, ce retard de la société sur les forces vives de la nature, cette manière qu’a la mort de manger le vif. »
Le 15 : « A quel point nous nous rapprochons, de plus en plus, de ce qui a constitué, toujours, le noyau qui nous sert d’explosion mutuelle, c’est ce qui me frappe à chaque instant (la mémoire ruisselle, marque tous ses éclats) – »
Le 18 : « Je m’aperçois (en ouvrant les yeux) que Piero della Francesca est probablement le seul peintre à supporter une comparaison – une transfusion – avec la Chine. »
Dans le dégagement des fausses antinomies, Philippe Sollers se sent de plus en plus chinois.
Le 16 avril 1973 : « Je m’appuie entièrement sur toi. L’aventure, ça a été de sortir l’un et l’autre de nos cercles infernaux (familiaux, reproductifs) pour aller à l’air libre, cet air que personne, en principe, ne peut respirer ni accepter que quelqu’un respire. Nous devons toujours nous souvenir que personne ne peut supporter « la sortie ». Personne, ou alors des exceptions rarissimes, mais à ce moment-là ce n’est plus « quelqu’un », c’est autre chose, la même étincelle, peut-être, mais où ? On est uniques. »
Le 10 juillet : « En réalité, maintenant, il n’y a plus que Venise, tout le reste est du bavardage. Venise concentre tout : eau, air, courant, ascension interne, lumière. Les autres endroits sont des fragments grossis. La ROUE est là-bas. Toi et Moi. »
Le 11 juillet 1974 : « J’ai l’idée, pour la fin de Paradis, d’une sorte de grande nappe de paix, mélodique, entremêlée, comme du Gesualdo, tu sais, infinie, sans bords. »
Le 16 : « Je repars dans Paradis qui est, au fond, une sorte de bande magnétique marchant sur plusieurs « pistes » à la fois, du relief sonore avec étranglements de voix par moments. Peut-être suis-je un des seuls écrivains à écrire selon la musique moderne ? Mais cette musique n’existe pas. Ce que je cherche c’est le « carrousel » de tout ce qui peut être dit, pensé, chuchoté, crié, affirmé, nié, suggéré par un terrien de passage. »
Le 11 juillet 1975 : « Le 20e siècle a été le plus régressif des siècles, le siècle de la concentration (à tous les sens du mot). »
Le 16 : « Je voudrais que Paradis soit au rendez-vous de cet immense dépérissement collectif, de ce suicide par l’intérieur de la matière animée… »
Le 21 : « Quels bonshommes, Armstrong, Duke Ellington, Count Basie etc… Entre 20 et 40, ils ont incarné, presque seuls, les forces de vie, contre la formidable pourriture de mort fasciste européenne… »
Le 1er août : « Mon Paradis est un énorme purgatoire infernal. Quelle drôle d’idée de vouloir tout « sauver », le moindre caillou, le moindre caca, la moindre bêtise elle-même. Doux animaux humains terrifiants, criminels et capables de faire de la musique… Entre sang, merde, rot, pet et théologie… Du chou-fleur à l’ange… De la broyeuse à Piero della Francesca… »
Le 1er avril 1976 : « Au fond, mon modèle secret, c’est La Tempête. Faire de la magie avec rien, des ronds, des souffles, un éclat, une île, le tout comme un rideau qui s’efface, marée basse… »
Le 21 juillet 1977 : « On a vraiment fondé un pays qui n’existe pas, et qui, pourtant, existe davantage que toutes les régions de la planète. Pays d’espace-temps-page, de lignes et de lettres, réglé par une vibration qui n’en finit pas. »
Le 25 : « Presque plus rien ne peut m’aider maintenant, sauf la Bible et quelques mystiques… Ce que je fais n’a pratiquement plus rien à voir avec rien, d’ailleurs il n’y a pas, il n’y a jamais eu de « littérature », l’expérience ouvre sur tout autre chose, et comme tout cela interdit, défendu… »
Le 2 août 1980 : « C’est quand même stupéfiant que la seule chose qu’on découvre dans le travail, c’est qu’on ne travaille pas assez, pas assez amplement et profondément… Toutes les choses pas dites qui se lèvent, et qui protestent, et qui dévalent du fin fond de la mémoire, tous ces détails négligés, et les perceptions qui remontent etc… etc… Impossible d’être satisfait, tout s’efface, on recommence à zéro, un millimètre plus loin, trois lignes plus loin… Ce que tu vis en « pages » je le vis moi, en « lignes »… Quelle activité insensée ! Et encore plus insensée qu’on le dit, quand on y pense ! »
Voilà, ce ne sont que quelques lignes issues du premier volume, c’est éblouissant, c’est la vérité pour les siècles des siècles, et c’est l’amour qui autorise un tel approfondissement de soi dans les paupières du temps.
Une phrase, quand même, je ne résiste pas, du volume 2 (1981-2008), marqué par la double césure des parutions de Paradis (1981) et Femmes (1983), deux cent quarante-huit lettres qu’il ne faut pas moins lire à fond, dans l’élargissement de la dimension autobiographique qu’elles supportent et pensent : « Ce que tu ressens, de temps en temps, devant les humanoïdes, c’est le scandale que représente leur torpeur, qui n’est, en réalité que leur méchanceté métaphysique. Ils sont possédés à leur insu, voilà. Rien à faire. Si : laisser tomber. » (15 juillet 2004)
Philippe Sollers, Lettres à Dominique Rolin, 1958-1980, édition établie, présentée et annotée par Frans de Haes, Gallimard, 2017, 384 pages
Philippe Sollers, Lettres à Dominique Rolin, 1981-2008, édition établie, présentée et annotée par Frans de Haes, Gallimard, 2019, 330 pages
Dominique Rolin et Philippe Sollers se sont écrit près de cinq mille lettres.
Pour le premier tome de la correspondance de l’auteure de Trente ans d’amour fou (1988) à celui qu’elle appellera Jim dans ses romans, Jean-Luc Outers a choisi deux cent quarante-huit lettres, fabuleuses, manifestant un amour total, jusque dans la douleur causée par la rencontre par Philippe Sollers de Julia Kristeva, jeune intellectuelle brillante d’origine bulgare, qu’il épouse en août 1967.
Le 29 janvier 1959 : « Mon bien-aimé, hier soir en ouvrant mon lit, j’ai eu les jambes coupées une dernière fois par ton message. Je ne me suis pas endormie, mais évanouie. Et ce matin, je retrouve ma joie d’amour : elle me dévaste, elle fait éclater toutes les limites de mon être ; je ne suis plus une femme mais une sorte de nuage ardent et sinueux, et frémissant de désir, qui s’étire par-dessus toutes choses, les traverse et se fait traverser par elles. Ne fais pas attention à ce que dis : je perds la tête à force de t’aimer. »
Le 2 février : « Il y a dans toute nuit, quelle qu’elle soit, un cap périlleux à franchir, ou un précipice à traverser. Nous testerons donc côte à côte cette expérience. Tu me tiendras fort, n’est-ce pas ? Moi aussi je te tiendrai. N’ayons pas peur d’être heureux. »
Le 1er mars : « La semaine que nous venons de clore est importante : elle m’a fait prendre conscience, formellement, que désormais tu es ma vie et que, aussi longtemps que tu le voudras, je t’appartiendrai. Ma joie est devenue limpide et occupe les moindres retraites de mon être, corps et âme. »
Le 27 : « Je ne veux plus rien posséder dans la vie, sauf toi, mon cher amour. Je veux être libre de toute sujétion de lieux et de choses. »
Le 20 mai : « J’ai tout de même plus d’expérience que toi – mot affreux, maudit, mais qui a son sens -, j’ai connu beaucoup d’êtres, les pires et les meilleurs. Et ta place est particulière, elle est à côté, là où il y a plus de lumière, plus de pureté, plus de silence ; là où on est obligé de modifier sa manière de respirer et de se taire, sa manière d’agir. »
Le 8 septembre : « Cette nuit je suis restée éveillée – heureusement éveillée – pendant plus d’une heure où tu ne m’as pas quittée. Il y avait en moi une véritable extase de bonheur et de certitude et de tout. C’est rare, non, de savoir qu’on aime et qu’on a raison d’aimer celui-là et non pas quelque autre ? »
Le 18 avril 1960 : « Mon amour, pour ne pas dépérir absolument (et me garder), je ne pense qu’à toi, à ces grandes brassées de fraîcheur que ton esprit toujours mouvant projette autour de lui, et pour nous. »
Le 19 juillet : « Que c’est bon d’être continûment surpris par ton invulnérabilité, toi, mon vulnérable ! »
Le 20 : « La solitude dont tu jouis là-bas [île de Ré], ce confort lumineux de la maison, du ciel, de l’eau, tu le jettes dans ton œuvre ; chaque élément y trouve sa place, un ordre divins (parfaitement, mon chéri, je crois à la divinité de l’œuvre d’art). »
Le 4 janvier 1961 : « Mon amour, tu as froid parce que tu finis ton livre ; et celui-ci a tout pompé de toi : génie, nerfs, cœur, tripes, muscles. Tu seras très malheureux pendant un temps, dès que tu auras écrit le mot « fin ». Mais, je t’aiderai de toutes mes forces et je saurai te rassurer, crois-moi. »
Le 22 avril 1962 : « Tu es incapable de donner une œuvre qui ne soit pas de première qualité, c’est-à-dire située dans cette épaisseur unique, accessible seulement aux très grands esprits. Je n’ai jamais eu – à propos de personne, une certitude aussi absolue sur un destin. Il y a en toi quelque chose d’incomparable, une force sacrée, cachée, inaltérable, tout entière organisée autour de la naissance de l’œuvre, et qu’il est plus simple de nommer génie. Je le crois absolument. »
Le 24 juillet : « A travers tes lignes, on sent la présence de cette insaisissable violence d’une œuvre en train de se faire bon gré mal gré ; et tu ne peux savoir à quel point m’émeut ton effort, tes certitudes, tes ambitions, tes paniques ; à quel point aussi j’aimerais t’aider le plus modestement du monde, en étant là sans que cela te pèse jamais. On a l’impression que d’un jour à l’autre, tu tentes une opération d’arrachement de toi-même au temps, au monde extérieur, afin de retrouver l’un et l’autre transposés, là où tu as décidé de recomposer ton drame, qui sera Drame. »
Le 22 juillet 1964 : « Mon bienamour. Je viens de lire ta lettre-rêve (qui me plonge dans le même état merveilleux) dont tu sais m’expliquer les extraordinaires rapports, filiations, prolongements. J’en ai presque les larmes aux yeux de joie : ton génie est en train, je crois, de passer d’un cercle dans un autre, plus large et doué sans doute de pouvoir mystiques. »
Le 9 janvier 1965 : « Tu ne peux pas te rendre compte, mon amour, du bonheur que ton travail me donne, l’ouverture qu’il ne cesse d’approfondir devant moi. Mais tout serait à reprendre par le début, à cause de toi. Je pense tout à coup à Musil. Il a essayé (et manqué) cette démystification du réel par rapport à la fiction qui est ta. Je t’aime. Je suis ta femme. »
Le 13 juillet : « Il faut travailler furieusement mon amour, et s’aimer non moins furieusement. L’axiome amour-travail doit être – c’est toi qui me l’as appris – un axe. Jamais je n’ai eu autant envie d’écrire un vrai livre. »
Le 8 avril 1966 : « Sans toi, sans ce clou que tu enfonces dans ma tête au jour le jour à coup de marteau, j’en serais encore au roman de mœurs. C’est effrayant, non ? »
La lettre du 24 février 1967 – Dominique Rollin vient d’apprendre l’impensable, pourtant toujours craint : « Il y a sans doute plusieurs façons de vivre sa propre agonie : c’en est une, juste maintenant, que je viens de traverser, que je continue à traverser comme s’il fallait indéfiniment approfondir (par répétitions) le trajet de sa propre mort. »
Mais l’amour est irréductible, il faut traverser le masochisme, les mauvais passages, les crises d’oppression, les pensées fausses.
Le 6 mars : « Je pense aussi sans cesse à Nombres, dont je me sens également responsable. Ce livre m’obsède et j’aimerais t’offrir le silence qui te manque en ce moment par la force des choses, un silence dont tu as toujours eu besoin, que j’ai toujours respecté, et dont tu auras toujours besoin. Chacun de tes livres est né au centre du silence, dans un retrait curieux de la chair et de l’esprit duquel on ne pourrait donner une meilleure représentation que le voyage de Dante ou l’exploration de Poussin. »
Le 22 : « Il vaut mieux que je t’écrive une toute petite lettre pour te faire sentir combien je t’aime, mais je ne veux ni ne peux descendre à la profondeur habituelle, là où tu m’as donné l’habitude, pendant huit ans, de me tenir dans le bonheur. »
Le 24 : « Ce qui m’effraie, vois-tu, mon chéri, c’est l’effroyable somme de forces qu’il va me falloir trouver je ne sais où pour tenir dans le temps. »
Le 12 juillet : « Je m’accroche à la perspective de Venise. Il faut que nous y retournions en septembre ou octobre pour vérifier la justesse de tout ce que tu t’acharnes à me faire comprendre. »
Le 8 novembre : « Un abîme de jouissance d’un côté, un abîme d’angoisse de l’autre. Il faut suivre la ligne de crête et supprimer le vertige. Je t’adore, mon, je t’adore. »
Le 20 avril 1968, cette phrase nominale concluant une lettre : « Tes admirables livres, mon amour. »
Tout est dit, de l’amour et de l’ambition d’écriture.
L’axe tient, tiendra, tient encore.
Si vous ne me croyez pas, lisez, relisez, expérimentez.
Dominique Rolin, Lettres à Philippe Sollers, 1958-1980, édition établie, présentée et annotée par Jean-Luc Outers, Gallimard, 2018, 474 pages
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