Pier Paolo Pasolini distinguait un cinéma de prose d’un cinéma de poésie.
A bien des égards, le travail photographique de Marie Maurel de Maillé se rattache à cette deuxième catégorie.
Epanchement du songe dans la vie réelle, ses images relèvent à la fois de l’intime et de la création d’une contre-allée, désirable, habitable, sortes d’hallucinations vraies (André Bazin) où la beauté est d’une terrible douceur.
Il se pourrait que les fantômes habitent entre les mots, ou les pages d’un livre d’images composé comme un conte merveilleux.
Merci à Marie Maurel de Maillé pour les paroles qui suivent.

Vous participez, aux côtés de Nicolas Comment, Anne-Lise Broyer et Amaury da Cunha, au collectif Being beauteous, titre d’un poème d’Arthur Rimbaud et d’un livre éponyme publié en 2015 chez Filigranes, que l’on peut lire et regarder comme un manifeste. Proclamez-vous à quatre voix, dans une époque très globalement sourde à la poésie, des insurrections de beautés ? En quoi peuvent-elles consister ?
« Beauteous » vient du langage poétique anglais, mais le mot est très peu utilisé à l’époque où Rimbaud écrit son texte. On a choisi de le réactiver un siècle et demi plus tard à cause de son « archaïsme » énigmatique. « Being Beauteous » est aussi le titre d’un poème, C’EST UN POEME. Un poème qui dit la formation d’un nouveau corps, mais il le dit au moment où ce dire le constitue comme corps, dans une sorte de coïncidence aveugle avec lui-même. Nous retenons cette force jaillissante et inconsciente d’elle-même. Nous en prenons soin. Car il est évident que ce corps est menacé par les « sifflements de mort » « que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté ». Mais, comme le dit Kafka, quelque part, « dans ton combat contre le monde, seconde le monde ». Si le monde est sourd, cela ne sert à rien d’hurler. Nous sommes pour une insurrection douce de la beauté qui comprend le monde (dans les deux sens du terme).
Vos livres L’Estran (Filigranes, 2010) et Raiponce (nonpareilles, 2012) sont sensibles à une sorte de surprésence ou de surréalité très douce. Photographiez-vous pour inventer le territoire d’une contre-allée ?
Les territoires que j’arpente sont ceux d’un espace-temps parallèle. Je suis sensible notamment aux lieux qui peuvent provoquer un imaginaire « surprésent » et décalé. Par exemple le domaine d’Abbadia où je fus résidente (et où j’ai réalisé « l’Estran ») est représentatif de cette ambiance de « hantise » qui m’a fait pénétrer une dimension « spectrale » ou surréelle. La réalité y est à la fois sortie de ses gonds et parfaitement affectée d’un signe moins (en histoire et géographie). Ce sont des lieux en marge, des sortes de « survivances » ou d’archives concrètes qu’il me plait d’habiter. De même, la littérature provoque chez moi des sensations qu’il m’est difficile de décrire mais dont mes photos, je crois, témoignent à contretemps, ouvrant un espace de l’après-coup, du retard, (je prends toujours mes photographies au retardateur). Ce territoire marginal que j’explore explique peut-être le peu d’indications permettant de dater mes images, de les situer chronologiquement. Cet espace-temps non défini permet plus d’ouverture, d’appropriation. Même au niveau géographique, il y a souvent peu d’informations. Cette manière de ne pas situer peut être une invitation à l’égarement, à la rêverie, à l’errance. Comme une basse continue en langage musical.


Vous aimez la forme livre, peut-être davantage encore que celle de l’exposition. Agissez-vous en conteuse construisant minutieusement sa narration ? On sait probablement que Raiponce est à l’origine un conte des frères Grimm.
Je scrute le texte, le contexte, le sous-texte, j’en fais une lecture que je nourris de mes expériences personnelles ; je m’en pénètre en intégrant toutes ses données. Pour moi, Raiponce est une œuvre autobiographique autant qu’un conte. J’en choisis des éléments qui me semblent particulièrement chargés et j’essaie de faire quelque chose avec eux, avec l’espace dont je dispose, les personnes que je fais poser, etc. Le Caravage prenait ses modèles chez les prostituées pour peindre la Vierge Marie. Il y a toujours un fossé entre le scénario et le film : un saut dans le vide et le rôle du hasard, la volonté de chance, ne sont pas négligeables. Je ne suis pas vraiment minutieuse dans la narration, je suis plutôt perfectionniste dans l’image. Et par rapport à l’exposition, je pense que le livre introduit un rapport plus direct avec le regardeur, une sorte de face à face propice au recueillement, à la confession, à la sensualité aussi (on peut caresser une image dans un livre, mais pas une œuvre exposée). Je prends en compte cette intimité lors de la composition du livre, tout en tissant une narration suffisamment lâche pour que l’œil qui surplombe cet objet puisse élaborer la sienne. Le texte existe, il est important, mais c’est un prétexte, un argument qui me permet de dériver, en laissant les frères Grimm en plan, peut-être, et en emmenant le regardeur dans une « contre-allée ».


Vos livres inventent une manière très belle de littérature muette. Etes-vous de l’école des filles du feu, à la façon de Gérard de Nerval ?
Je serais plutôt de l ‘école des filles de l’eau (voir ma dernière série de photographies : « Les inconnues de la scène »). Je reste, à cet égard, très nervalienne, non seulement parce que le Valois est rempli d’étangs, de sources, de lacs, de rivières qui se « découpent comme des miroirs », mais aussi dans ce mélange de théâtre (la Scène), de mythologie (Les Nymphes), de nature immobile et sacralisée. La délire et l’hallucination ne sont pas loin : je suis aussi à l’école d’Aurelia (« l’épanchement du songe dans la vie réelle ») encore que cette référence me soit plus lointaine. Il y a certainement le romantisme et toute la psychologie des profondeurs (notamment l’école française) derrière tout cela, et le surréalisme en queue de comète, mais je ne m’en occupe pas. Je suis assez « folle » pour élargir mon champ de conscience par des moyens qui me sont personnels et qui m’apparaissent rudimentaires. La photographie est une « hallucination vraie », disait André Bazin. Cet oxymore a encore de beaux jours devant lui, me semble-t-il.

Comment faire pour photographier des fantômes ?
Les fantômes reviennent du monde des morts, ils ont un problème pour s’inscrire dans une forme réelle, visible et consistante. C’est qu’ils viennent d’une sorte d’arrière-fond de la pensée, il faut leurs donner corps, là est toute la difficulté en photographie : donner un corps, une présence à quelqu’un qui n’en a plus. Il faut donc y croire profondément pour faire croire à son tour. La photographie est spectrale et met en scène des spectres, elle est depuis ses débuts l’alliée des fantômes. Il faut faire confiance à ses alliés et se servir de leur tendance naturelle pour les pousser dans leurs retranchements. Je n’oublie pas que dans chaque photographie il y a l’idée de mort qui est là, un portrait photographique est, à un moment donné, l’arrêt sur image d’une personne qui va disparaître, elle enregistre son état de vivant précaire. Ce sont des corps entrevus, immergeants, une sorte de charme, l’objet d’une conscience ou d’un désir éphémère. Les personnes que je photographie ne sont jamais identifiables, on les voit souvent de dos, masquées, elles sont la trace de quelque chose qui se retire. Les seuls visages que l’on peut voir sont des visages peints, sculptés, photographiés, ils sont déjà en représentation, la trace d’une absence.

Vous aimez photographier les tableaux, les sculptures, les matières, et les présences qu’ils convoquent. Faites-vous une différence entre les vivants et les morts ?
Très peu. La règle, c’est la mort. La vie est l’exception, un petit accident. Et dans cette frange minuscule, dérisoire, quelques créatures qui ne sont pas encore mortes, qui n’ont pas encore rejoint le néant dont ils viennent, se sont permis, en leur temps qui fut compté, de nous donner quelques signes de vie. On appelle cela des œuvres d’art. Ce sont ces signes qu’à mon tour je me permets de photographier, d’intégrer dans une autre dynamique. Cela ne vous étonnera pas, si je vous dis que certaines peintures de Goya m’apparaissent bien plus vivantes, dans leur façon de faire signe, que certains vivants persuadés de l’être.

Les êtres ou objets couchés, le sommeil, les habits photographiés de façon autonome, mais aussi les drapés ou les tissus montrés dans leurs textures propres, sont chez vous des motifs récurrents qui construisent des énigmes très sensuelles. Votre volonté de continuer à photographier en argentique ne relève-t-il pas d’un désir de peau et d’érotisation discrète de vos sujets ?
Je crois que c’est Valéry qui disait : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau. » Les premières photographies que j’ai réalisées étaient des photographies en gros plans de cicatrices d’inconnus. La promiscuité était telle, que je n’étais plus un œil qui rencontre un corps, mais un corps qui rencontre un corps. Depuis lors, cette question de la distance a toujours été très importante, et l’érotisation en découle, car la distance attise le désir, c’est bien connu. Même une distance temporelle. C’est une des raisons qui me fait travailler en argentique. J’ai besoin de cette frustration, de cette attente de l’image qui crée du désir, de la tension.


Vous avez vécu en Espagne, notamment comme pensionnaire de la Casa de Velasquez. En quoi cette expérience a-t-elle pu influencer votre esthétique ?
J’ai sillonné le Prado des après-midi entières, je connaissais ses galeries par cœur. J’étais fascinée par la peinture espagnole. Après la douceur des lumières italiennes, je découvrais cette lumière qui surgit de l’obscurité, une certaine dureté dans les corps (comme chez le Greco) mais qui les transcende, une sorte d’aveuglement (Murillo).
Dans ma série « lo fingido verdadero », la lumière y est proche. Ce qui m’a frappé en Espagne, c’était ce contraste entre une lumière extérieure, douce, dorée, les ocres qui renvoient cette lumière et qui baignent les paysages, et les intérieurs extrêmement sombres, où elle semble rentrer par effraction, et où elle se dépose vraiment sur les corps, les objets, leur donnant une intensité dramatique. C’est justement cela qui m’intéresse dans mes photographies, une scène peut s’y jouer. Cela correspond aussi à une certaine radicalité, un excès que l’on retrouve aussi dans la culture espagnole, qui me la rend très attachante.


On ressent dans votre travail l’ombre tutélaire de l’écrivain et théoricien Bernard Larmarche-Vadel. Que vous murmure-t-il de l’outre-tombe ?
Je ne l’ai pas connu : il est décédé à l’époque où j’étais encore étudiante aux Beaux-arts. En revanche, j’ai sans doute bénéficié du rôle qu’il a eu en défendant une scène artistique française. Et les artistes qu’il a soutenus ont eu pour la plupart une certaine influence sur ma formation comme Lewis Baltz, Bernard Plossu, Jean-Philippe Reverdot, Magdi Senadji, Yves Tremorin, Eric Rondepierre, et certains d’entre eux me sont proches aujourd’hui. Je regrette de n’avoir pas vu « Enfermement », à la MEP en 1998, qui semblait tenir à la fois du livre, du théâtre et de l’exposition (même si la vocation sociale de cette exposition m’est étrangère). C’est peut-être pour ces raisons que l’on ressent quelque chose de lui dans mes photos.

Quel est votre projet de livre actuel ?
C’est un secret…
Propos recueillis par Fabien Ribery
Marie Maurel de Maillé, L’Estran, Filigranes Editions, 2000
Marie Maurel de Maillé, Raiponce, éditions nonpareilles, 2002
Marie Maurel de Maillé, Anne-Lise Broyer, Amaury da Cunha, Nicolas Comment, Being Beauteous, textes de Léa Bismuth, Yannick Haenel, Etienne Hatt, Jean Deilhes, Hélène Giannecchini, Filigranes Editions, 2015, 120p
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